Les villageois de Lutter en leurs demeures. Une archéologie de la maison dans le Jura alsacien. 1530-1630

Nous avons rendu compte dans ces pages de quelques séquences de l’étude exhaustive de l’habitat à Lutter (Jura alsacien), engagée en avril 2013. A l'issue de deux années de chantier quasiment à temps plein, cette étude est désormais achevée et publiée sous la forme d'un bel ouvrage de plus de 300 pages. Ce dernier a été présenté aux habitants de la commune le 22 mai 2015, puis largement diffusé. Il a également, par bonheur pour nous car ce fut un lourd investissement personnel et d’équipe, été remarqué par des chercheurs faisant autorité bien au-delà du cadre régional. Nous reproduisons ci-dessous commentaires et recensions, qui font honneur à toutes celles et tous ceux qui se sont impliqués dans le projet. 

L'ouvrage consiste, pour l’essentiel, en une analyse du bâti avec les méthodes de l’archéologie, notamment des relevés exhaustifs et un recours systématique aux datations par dendrochronologie. Cependant, l’inventaire des biens d’un villageois de Lutter en 1582 ouvre deux fenêtres sur ce que pouvaient être les conditions de vie à cette époque. L’une est ethnologique, donnant des éléments substantiels et détaillés sur le mode d’habiter d’un villageois aisé. L’autre est économique et sociale : à travers les biens d’exploitation (matériel, terres, cheptel), les aires d’échanges et de relations, on entrevoit le contexte dans lequel a éclos cet ensemble architectural de près de trente maisons.

Après une collecte aussi dense — et fructueuse – d’informations, qui a posé nombre de questions nouvelles, il paraissait difficile de s’arrêter en chemin.  Notre recherche a repris en 2016, avec un nouvel objectif. Il s’agit à présent de rattacher à chaque maison ses habitants, à un moment donné, en l’occurrence l’année 1575 qui est la mieux documentée. Cette seconde phase d’études est à mi-parcours, car on connaît à présent pour chaque maison non seulement l’identité de son habitant, mais aussi la description exacte de la fortune foncière de ce dernier, son rang d’imposition ;  peu à peu émergent également des textes étudiés des éléments plus personnels, plus vivants, qui animent le tableau architectural. Ils remettent des visages aux fenêtres des maisons, en quelque sorte.

En attandant la publication de cette nouvelle phase de recherche, on trouvera en suivant ce lien le fichier de 174 noms d'habitants de Lutter du XVe s. au début du XVIIe s. (familles Bigenwald, Stehlin, Jenni, Birr, Muna etc.)

 

Résumé:

Les villageois de Lutter en leurs demeures. Une archéologie de la maison dans le Jura alsacien
1530-1630

Marc Grodwohl, en collaboration avec Christian Dormoy, Kaspar Egli, Luc Ferrandier et Christine Verry

Edition Commune de Lutter-association Lutter en découverte- Mai 2015
322 p. dont 622 plans, relevés, photographies et dessins



Lutter, au pied du Jura, au débouché du vallon du Lutterbach, voie d'accès au plateau jurassien sur laquelle s'étagaient scieries et étangs.
Au milieu à gauche, l'Au, un paysage agraire médiéval intégralement conservé sous prés et vergers.

 

Lutter, vue depuis l'est sur la plaine

 

Le village vu depuis le sud (photographies Luc Ferrandier octobre 2015)

Lutter est,  au  XVIe s. et au début du XVIIe s., un village d’une trentaine de maisons. En ces temps, l’activité des habitants  est répartie en trois secteurs. La production céréalière est assurée de débouchés florissants dans la grande ville proche, Bâle, qui a de nombreux intérêts à Lutter. Les vastes forêts de montagne sont favorables à une industrie du bois, façonné sur place dans plusieurs scieries, et à l’élevage des porcs. Idéalement situé entre la plaine et le plateau jurassien, le village développe aussi l’élevage des bovins et des ovins,  bien au-delà des limites de son propre territoire.

Les deux évènements ouvrant et fermant cette période, durant laquelle les habitants sont sujets des Habsbourg,  sont la Révolution des paysans en 1525 et l’invasion suédoise en 1632. Entre ces tragédies extrêmes, sans être indemne d’autres crises, épidémies et guerres, le village se transforme considérablement. Les maisons de pierres remplacent celles antérieurement  en bois. Chaque demeure a fait l’objet de relevés d’architecture, d’une analyse archéologique et d’une datation dendrochronologique – soit 130 prélèvements dans les poutres et charpentes.  Ces investigations ont permis de reconnaître les constructions initiales, de décrire le mode de vie de leurs habitants, puis de suivre leurs agrandissements successifs et les nouvelles constructions.  Ainsi, on mesure les évolutions considérables de l’habitat durant la courte durée d’un siècle : transformation des techniques, exigences accrues de confort, adaptation des structures d’exploitation. L’inventaire détaillé des biens d’un paysan en 1582 complète la vue générale, en ouvrant l’intimité d’une demeure puis le panorama du terroir de Lutter, pour enfin dévoiler le vaste espace d’échanges auquel participaient les habitants du village sur les deux rives du Rhin, tant en plaine qu’en montagne.

Cette étude systématique va à l’encontre de clichés encore répandus sur l’immobilisme des campagnes. Elle démontre le dynamisme d’une population à travers sa production architecturale. Empruntant sans retard à son vaste environnement culturel des innovations de style, de technique, de confort, le village les combine en synthèses originelles qui à leur tour se diffusent dans la région. Lutter fut ainsi, durant ce siècle, à la fois une somme d’influences extérieures, mais aussi une source de nouveauté.

Le présent ouvrage est aussi un témoignage de reconnaissance aux habitants d’aujourd’hui, qui ont su préserver cet héritage.

L’ouvrage peut être commandé auprès de Christine Verry –Association Lutter en découverte- 40 rue de Kiffis – 68480 LUTTER au prix de 25 € (frais de port 7 € en sus) 

Lien avec les résumés en français et allemand sur academia-edu

 

Merci à ceux et celles qui ont bien voulu nous faire part de leurs commentaires sur cette recherche

Les nombreuses réactions reçues suite à la diffusion de cet ouvrage ont été un précieux encouragement pour la commune de Lutter et les coauteurs. Nous remercions tous celles et tous ceux qui, attelés à des chantiers similaires, ont apprécié notre travail et ont pris la peine de le dire. Parmi tous ces témoignages, nous reprodusions ceux qui mettent en avant des arguments en faveur de la mutiplication de ce genre de recherches, alors que partout  les dernières traces de l'architecture rurale s'effacent du paysage.

Jean-Pierre Anderreg
Ethnologue, Fribourg, Suisse

« …une somme de connaissances qui me fascine d’autant plus que j’ai eu le plaisir de parcourir ce captivant village(…). A côté du remarquable exploit scientifique, c’est l’engagement des gens et des autorités locales qu’il faut saluer. Ce dernier fait est rare en Suisse, nous vous envions ! »

Georges Bischoff
Professeur à l'Université de Strasbourg


A la commune de Lutter:  « Je vous remercie de tout coeur pour l'envoi de l'ouvrage réalisé sous les auspices de votre commune par Marc Grodwohl et son équipe. Les Villageois de Lutter en leurs demeures n'est pas seulement un très beau livre: c'est un travail scientifique de tout premier plan et je crois pouvoir vous dire qu'il n'a pas d'équivalent ailleurs, au carrefour de l'histoire, de l'archéologie et de l'ethnologie.

Son exemplarité mérite un retentissement international. Pour ma part, j'en ferai un compte rendu-dans la Revue d'Alsace qui paraîtra cet automne.
Je suis particulièrement sensible à l'engagement patrimonial qui l'a rendu possible: c'est l'oeuvre commune des amis de Lutter.

Et à Marc Grodwohl : « ton commentaire de l'inventaire de Bigenwald est un modèle du genre.Ce qui me plait tout particulièrement dans tes recherches, c'est le fait qu'elle aient été faites avec les habitants du village, pour se réapproprier ce passé, et qu'elles donnent lieu à une publication "locale" dont la qualité n'a rien à envier aux meilleures collections de sciences humaines.“

Paul Delsalle
Professeur à l’Université de Bourgogne / Franche Comté
Président de Franche-Bourgogne
Membre de l’Académie de Besançon

« Il m’est agréable de vous remercier. J’accuse réception de l’ouvrage de Marc Grodwohl sur les demeures de votre magnifique village. Quel plaisir de feuilleter ce livre ! Ce sera sûrement un bonheur de le lire et de s’enrichir au fil des pages. Il va vite devenir un modèle à suivre. En tout cas, sachez que je vais le recommander à mes étudiants et aux membres de mon groupe de recherches historiques ».

Jean-Yves Dufour
Archéologue. Insitut national de recherches archéologiques préventives. UMR 7041 ArScan

« L’ouvrage de Messieurs Grodwohl, Dormoy, Egli, Ferrandier et Madame Verry témoigne non seulement de l’ancienneté de votre patrimoine, mais également de la volonté de ses habitants d’en prserver le bâti et la mémoire. Félicitations !
Bravo également pour le choix d’une publication toute en couleur, qui donne une meilleure lecture des photos.
Dirigeant un axe de recherche collectif sur l’archéologie de la amsion de pays, je vous prie de croire qu’on rencontre des difficultés à étudier une maison ici et là. L’ensemble cohérent publié sur Lutter est donc scientifiquement très en avace sur le reste du pays ! Il consitue donc d’ores et déjà, et pour de longues années, un ouvrage de référence »

Jacky Koch
Archéologue territorial
Moyen Âge – époque Moderne

« Marc Grodwohl, comme à son habitude, nous offre un travail complet, très documenté, assis sur une collaboration nécessaire et exemplaire avec le monde associatif et les technologies de pointe en terme de recherches de terrain ».

Thomas Lutz
Kantonale  Denkmalpflege
Bâle

À Marc Grodwohl: « (…) die kursorische Durchsicht genügt, um einem grössten Respekt vor dieser Leistung einzuflössen. So möchte ich Ihnen für diese grossartige Arbeit danken und zur vorgelegten Publikation herzlich gratulieren. Eigentlich sollte es solche Arbeiten für jeden Ort geben – solange noch Häuser erhalten sind. Der Wandel geht ja so rasant wie man das sich vor 30 oder 40 Jahren nie gedacht hätte. Wenn einem jemand in den 1960er-Jahren gesagt hätte, dass unsere Generation das Verschwinden der traditionellen Landwirtschaft und damit auch der Dörfer in ganz Europa erleben werde, dann hätte man gesagt: der ist ja verrückt! – Und jetzt sind wir mittendrin.

À la commune de Lutter: „Die Arbeit von Herrn Grodwohl und den Mitautoren ist in höchstem Mass eindrucksvoll und steht als herrvorragende Leistung da, der sich so schnell nichts in Anspruch und Qualität Vergleichbares zur Seiten stellen lässt. Abgesehen von der aufwendigen Grundlagenformen und der wissenschaftlich fundierten Darstellung ist zu würdigen, dass schon alleine die Recherchen am Ort sicher bedeutend dazu beigetragen haben, dass die Wertsschätzung des architektonischen Erbes bei den Hauseigentümern und den Ortsbewohnern gefestigt und gefördert wurde. Denn es ist doch vor allem die Identifikation der direkt Verantwortlichen mit ihren historischen Bauten für den verständnissvollen Erhalt dies unersetzlichen Kulturguts wesentlich.“

Nicolas Vernot
Membre de l'Académie Internationale d'Héraldique
Président de l'ARCHEE (Association de Recherche Comtoise en Héraldique, Epigraphie et Emblématique)

A la commune de Lutter:  „J'ai bien reçu, il y a quelques jours, le bel ouvrage que vous m'avez offert sur les demeures anciennes de votre village de Lutter et je tiens à vous en remercier vivement. C'est là un très bel ouvrage, fruit de recherches rigoureuses menées par Marc et ses collaborateurs. Mais je sais également combien les habitants du village et la municipalité que vous dirigez se sont investis dans ce projet : il est très rare de voir une commune - élus et habitants - soutenir d'un même élan un projet patrimonial de cette nature. Loin d'être uniquement historique, la valeur de ce que vous avez entrepris ensemble est également, à n'en pas douter, sociale et civique. »

Et aux membres de son réseau : « L'une des qualités de Marc Grodwohl est de savoir bien s'entourer : avec ses collaborateurs, il a été secondé par les habitants du village eux-mêmes ainsi que les autorités municipales, impliquées très fortement dans le projet.
Mais Marc Grodwohl a un gros défaut : il n'est pas suffisamment lu hors d'Alsace, et c'est bien dommage, car les méthodes qu'il développe, les problématiques qu'il aborde, les conclusions auxquelles il parvient sont des plus fécondes.
Je vous recommande donc de visiter son blog pour vous donner la mesure de l'oeuvre accomplie .
Parce que Marc Grodwohl est un grand chercheur, parce que c'est, aussi, un ami, je vous recommande chaudement son dernier ouvrage. »

 

Jean-René Trochet
Professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne

" Monsieur le Maire,

Je viens de recevoir la très belle publication de Marc Grodwohl et de ses collaborateurs  sur Les villageois de Lutter en leurs demeures. J'en  suis très honoré et elle figurera en très bonne place dans les rayons de ma bibliothèque.  Il est bien rare qu'une  étude sur l'architecture paysanne  parvienne à adhérer  de façon  aussi précise aux réalités de la vie d'un  village sur une période aussi réduite. C'est une leçon de méthode que les auteurs donnent  non seulement  aux spécialistes  stricto sensu, mais aussi aux historiens du monde rural des Temps modernes en général. I1 est tout aussi  rare   que la passion des chercheurs  s'associe à un rigoureux travail  de longue  durée  pour  donner  au  public  un ouvrage  à la  fois savant  et  accessible,  documenté  et attestant, une fois de plus, un véritable talent d'écriture de la part de son auteur principal. Et il est sans doute encore plus rare qu'une petite commune accepte d'éditer   un tel ouvrage pour le plaisir de tous ceux qui s'intéressent aux maisons paysannes.

Pour toutes ces raisons, je vous remercie chaleureusement  de votre envoi, et ne doute pas que le succès de l'ouvrage sera à la hauteur des investissements de tous ordres qu'il a mobilisés."

 

Nota : Jean-René TROCHET est auteur de nombreux ouvrages et articles de référence sur l’habitat rural, notamment : (dir.)Maisons paysannes en Europe occidentale XVe-XXIe siècles. Ed. Presses de l’Université Paris-Sorbonne. 2008. 372 p. et Maisons paysannes en France. Ed. Créaphis. Paris 2006. 605 p.

 

Recensions

Recension par Pierre GARRIGOU GRANDCHAMP dans le Bulletin Monumental, Tome 175-1, Société française d’archéologie 2017

Ce livre, des plus originaux, apporte une nouvelle pierre à la connaissance de l’architecture rurale de l’Alsace méridionale, plus précisément de ses franges jurassiennes. M. Grodwohl, créateur de l’Écomusée d’Alsace et spécialiste de l’architecture rurale du Sundgau, entre Mulhouse et la montagne suisse (M. Grodwohl, « La maison gothique du XVIe siècle en pierre dans le Sundgau », Recherches sur l’habitat rural en Alsace, 3, 1973, p. 13-53 et Habiter le Sundgau, 1500-1636, la maison rurale en pans de bois, technique, culture et société, Altkirch, 2010) a repris son étude du village de Lutter amorcée naguère (L’habitat aux XVIe et XVIIe siècles à Lutter, Publications de Maisons paysannes d’Alsace, n° 9, 1977) et l’a développée grâce aux acquis de 40 ans de recherches et à l’apport d’une utilisation intense des datations par analyses dendrochronologiques. Il en résulte une monographie villageoise comme il en est peu.

L’exposé est particulièrement vivant. Outre la superbe série de 28 monographies de maisons et la synthèse fournie qui en expose les données recueillies sur toutes leurs composantes, il offre un panorama historique, géographique, économique et social d’un siècle (1530-1630), de l’amorce de la sortie d’un long Moyen Âge aux débuts de la guerre de Trente ans. Le ton est donné par trois récits inauguraux, révélateurs de l’espace et du temps. La plongée progressive dans le passé se fonde sur la chronique d’événements marquants de la vie du bourg, « La chute du vieux clocher » en 1780, puis « La chute de la maison Biegenwald », récit de la déconfiture d’une famille à la suite du suicide du chef de famille en 1582, puis la boucle est fermée par l’histoire du sauvetage de la plus importante maison de Lutter, en 1972-1973, qui évita « La chute de la maison tour », dite aussi « le Tribunal ». Si ce dernier texte donne le cadre de l’étude, en rappelant l’aventure commencée au début des années 1970 au sein de chantiers de jeunes, et le pourquoi de la reprise d’une étude monographique, les autres sont loin d’être purement anecdotiques. Ils donnent de la chair à l’étude archéologique, en restituant un univers devenu étranger à nos yeux et en reconstituant un écosystème, dont la maison est le centre. Or, l’histoire du clocher amorce celle du cadre institutionnel et historique, quand celle des destinées de la maison du suicidé fournit, au travers des inventaires, une ressource étonnamment riche pour apprécier l’organisation spatiale d’une maison, telle que la vivaient les contemporains, son mobilier et ses équipements, puis les fondements économiques, longuement détaillés : terres labourables et droits sur les forêts, prés de fauche – si précieux – et cheptel. L’étude est lancée, qui va pas à pas décrire ce terroir de confins, en esquissant par touches une reconstitution des conditions de son exploitation, de l’évolution des pratiques agricoles et pastorales, des conquêtes et reflux des défrichements : la dimension géographique fait figure de modèle du genre. Elle restitue la structure juridique et économique de la vie paysanne à l’origine de cet habitat pérenne. Il est cependant loisible de s’interroger sur la place donnée à ces considérations dans un ouvrage à prétention archéologique. Or, leur légitimité devient manifeste au fil des pages, quand elles suscitent chez le lecteur une irruption – fugitive, mais riche de compréhensions – dans les contextes sociaux et psychologiques ayant abouti à l’élaboration de cette architecture domestique en pierre originale, qui ne fut qu’un moment de l’histoire humaine et architecturale de l’Alsace. La méticulosité de l’analyse archéologique parvient en outre à mettre en évidence l’émergence de cycles de construction,  soit 6 grandes phases d’une durée de 10 à 20 ans, au rythme de construction très inégal : à certaines périodes d’activité intense (1540- 1560 ou 1619-1629), succèdent des moments « creux » (1562-1575). Or cette périodisation est judicieusement rapprochée de l’évolution des pratiques économiques et des modes de vie des diverses générations : ainsi en est-il de l’emplacement et des relations entre entrée et cuisine, ou entre l’entrée et la pièce la plus prestigieuse, la Stube.

Ce livre unit de façon étonnante et talentueuse des approches très variées, dont l’auteur s’efforce, avec mesure et un sens accompli des nuances, de tirer la substantifique moelle, au service d’une compréhension à la fois vivante et scientifique de cette aventure humaine.  D’un petit sujet, il fait ainsi une œuvre exemplaire. On ne pourra ici en décrire tous les fruits. Parmi les plus savoureux figure, à nouveau, l’intérêt des études « transfrontières », tant cette terre de confins paraît perméable aux échanges les plus divers, sans déterminisme, les habitants élaborant des synthèses successives, à partir de motivations propres, sur lesquelles l’ouvrage parvient à soulever partiellement le voile ; ainsi apparaissent des communautés culturelles, par-delà les limites politiques ou linguistiques. Selon ses attentes, le lecteur fera son miel des études développées sur les charpentes, accompagnées de très nombreux relevés et de datations absolues (dont la liste est fournie en annexe) ; ou bien il méditera les analyses des distributions et de leurs évolutions, appréciées avec finesse ; il découvrira un programme original et jusqu’alors inédit en France de l’est, le grenier-cave, de plan compact, superposant à un espace voûté un ou plusieurs niveaux planchéiés ; la lecture de la typologie des formes des baies révèlera, au-delà d’une sèche entreprise taxonomique, la mise en lumière d’un balancement entre l’appartenance à une aire culturelle plus méridionale, jurassienne et comtoise, et une adhésion à une esthétique Renaissance, dès lors devenue commune dans la plaine alsacienne, et ce que signifient ces mouvements en termes d’échanges culturels. Le lecteur attentif ne manquera pas d’être surpris par la qualité de la construction de ces maisons paysannes, avec des chaînages d’angles « à boulets hémisphériques », pourvues de banquettes chauffantes (Kunst ou Chunscht) et de poêles en carreaux vernissés élaborés, alors même que les inventaires du mobilier du villageois suicidé, qui apparaissait comme un coq de village, donnaient l’impression d’un manque de raffinement dans les moeurs : le contraste ne manquera pas de suggérer la prudence dans les jugements portés sur les modes de vie…

Cet ouvrage original, difficile à situer, est le produit d’une entreprise qui n’a pas craint d’allier une approche archéologique intensive, une enquête d’archives et une vision ethnographique fondée sur une analyse minutieuse d’un document dont il fallait extraire la substance. Il réévalue l’importance de l’environnement culturel dans l’étude de l’habitat, sans céder au simplisme de l’exaltation des traditions populaires. Le pari est gagné et fournit un modèle pour d’autres études, bien qu’il soit plus difficile à mettre en oeuvre pour les périodes antérieures à la guerre de Cent ans, moins bien documentées par les sources écrites.

Pierre Garrigou Grandchamp

 

Recension par Jean-René TROCHET dans Ethnologie Française, n° 04/2016

Marc Grodwohl est le fondateur de l’écomusée d’Ungersheim, dont il a dû quitter la direction en 2006. Mais l’ouvrage s’inscrit dans la continuité d’une passion et d’une œuvre puisque avant l’ouverture de l’écomusée, en 1983, l’auteur s’était déjà fait connaître par ses travaux archéologiques et ethnographiques sur les maisons paysannes de l’Alsace du Sud. Ici, cette rare expérience d’un chercheur‑créateur de musée s’applique à ouvrir une perspective qui ne devrait laisser indifférent ni les historiens et archéologues, ni les spécialistes et « acteurs institutionnels » du patrimoine bâti en général. Jusqu’à aujourd’hui, la plupart des travaux sur les maisons paysannes en France antérieures au XIXe siècle, et encore debout, ont en effet buté sur une question essentielle : dans quelle mesure et comment peut‑on relier dans l’espace et dans le temps des ensembles de maisons anciennes présentes dans les mêmes lieux, plus ou moins transformées et bien conservées, et dont les fonctions actuelles sont souvent très éloignées de leurs fonctions initiales ? Répondre à cette question est susceptible de faire notablement avancer nos connaissances sur ces maisons et leur environnement, en particulier parce que la reconstitution de courtes séquences synchroniques de construction sur des ensembles territoriaux réduits peut permettre d’approcher au mieux le tandem tradition/innovation, les types sociaux d’habitat, et même les transformations des techniques, des lieux et des paysages. D’un autre point de vue, au moins dans certains cas, l’exercice a même une portée bien plus générale. Marc Grodwohl distingue ainsi la « maison homogène », celle « dont la configuration actuelle est proche d’une construction première édifiée d’un seul jet » et la « maison complète », celle qui est parvenue jusqu’à nous avec des transformations plus ou moins importantes [227]. Or cette distinction peut aider l’ensemble des acteurs du patrimoine bâti à donner leur véritable identité aux « quartiers anciens » ruraux et urbains, dont la « patrimonialisation», en rejetant dans un passé peu ou mal distinct une histoire architecturale dont l’apparente homogénéité n’apparaîtrait que par comparaison avec les quartiers non ou différemment patrimonialisés, risque paradoxalement de conduire à sous‑estimer ou à travestir, même honnêtement, la diversité1. Sur ce plan, l’initiative de la petite commune de Lutter, éditrice de l’ouvrage, qui compte moins de 300 habitantset ne possède qu’une seule maison rurale bénéficiant d’une protection complète au titre des Monuments historiques est exemplaire.

Mais pour parvenir à ces objectifs, plusieurs conditions sont indispensables : disposer d’une série suffisamment représentative de bâtiments à partir desquels les chercheurs effectueront des relevés exhaustifs et des analyses précises, complétés si possible par des documents d’archives qui répondront en partie aux questions des seconds sur l’utilisation des bâtiments. De fait, l’exercice n’est pas possible partout et il n’est évidemment pas donné à tout le monde. Pour la représentativité du lieu, Marc Grodwhol s’appuie sur sa longue expérience de l’Alsace du Sud et peut affirmer avec une sécurité sereine « [qu’] avec ses maisons et son paysage agraire encore riche de substances, Lutter semble une oasis » [71]. Pour le reste, sa connaissance intime des techniques de construction des maisons alsaciennes et des sources historiques qui correspondent aux secondes, sa familiarité avec les sciences auxiliaires de l’archéologie, et, last but not least, les deux années complètes qu’il a pu consacrer à l’étude avec son équipe, un temps le plus souvent hors de portée des enquêtes universitaires ou institutionnelles, donnent la mesure du travail accompli.

Si le choix de la période étudiée a d’abord été « simplement» fondé sur la date supposée par l’œil averti de l’archéologue, qui repère sur le terrain vingt‑six bâtiments d’habitation antérieurs à 1630 – c’est‑a‑dire la date du début de la Guerre de Trente Ans –, l’étude confirmera le coup d’oeil puisque ces derniers datent essentiellement de la période 1530‑1580 et dans une moindre mesure du début du XVIIe siècle. Le catalogue, qui constitue la partie centrale de l’ouvrage, leur est consacré, précédé d’un chapitre sur « Les espaces de Lutter » et suivi du résultat des analyses précisant la chronologie, les formes et les structures des maisons, et donnant des informations sur leurs matériaux, techniques et styles. Parmi les nombreux aspects développés, retenons la forte représentativité de l’échantillon sélectionné pour l’histoire de l’habitat rural à Lutter durant l’époque moderne, puisque les 28 bâtiments étudiés correspondent à peu près exactement au nombre de feux recensés en 1592 dans le terrier de Ferrette pour Lutter (29) [44], et à celui du dénombrement de 1697 dans le même village qui compte 27 feux. De même, parmi les 23 dates collectées sur des maisons construites entre 1650 et 1800, seulement deux correspondent à des constructions neuves. Cette stabilité apparente s’accompagne toutefois d’importantes transformations dans la morphologie des maisons. La maison‑bloc, qui regroupe l’essentiel des fonctions dans un même bâtiment, est rare à Lutter à la fin du XVIe siècle. Une maison avec l’habitation en bordure de la rue et la grange au fond de la cour, parallèle à la rue, est la forme dominante [240], et la maison‑bloc ne prend une importance décisive qu’au XVIIIe siècle. Parallèlement, des bâtiments jusque-là autonomes destinés à abriter vin et grains qui composent les « noyaux » de certaines maisons, s’intègrent à l’habitation entre la fin du XVIe  et le début du XVIIe siècle. L’intégration de ces greniers/caves se fait en ajoutant soit une pièce à l’ensemble initial, soit un ou plusieurs étages, et dans ce cas « les greniers deviennent les caves des habitations qui les ont intégrés » [236]. Cette évolution, perçue aujourd’hui derrière l’homogénéité du matériau et le rythme peu altéré des constructions anciennes, est sans doute l’une des grandes découvertes de l’enquête, car jusque-là les greniers‑caves n’étaient connus, dans le milieu rural environnant, que dans la campagne bâloise et le Jura suisse. Or dans le Sundgau, signale M. Grodwohl, « ne cherchant pas de greniers‑caves autonomes, nous ne les avions pas vus jusqu’à présent alors qu’ils abondent » [233].

La remarque n’illustre pas seulement les difficultés que présente au spécialiste pourtant confirmé le déchiffrement des maisons paysannes anciennes parvenues jusqu’à nous. Elle évoque aussi ses relations difficiles et ambiguës avec son objet d’étude : la description des trois « chutes » par lesquelles commence l’ouvrage – celle du vieux clocher de l’église de Lutter en 1780, celle, en 1986, d’une maison reconnue par l’auteur et son équipe dès 1971 dans le même village, et celle de la maison Bigenwald en 1582, un riche paysan de Lutter dont l’inventaire des biens après son suicide permet de reconstituer une grande maison paysanne et un vaste domaine agricole, donnant ainsi et paradoxalement vie au village et à ses habitants à la période choisie par l’enquête – renvoie à « l’angoisse de l’archéologue à savoir ou pouvoir saisir assez vite et assez bien des contenus qui lui échappent et sur lesquels d’autres ne pourront pas revenir après lui » [6]. Même, et peut-être surtout, si quarante années séparent la première intervention ponctuelle de la jeune équipe constituée autour de Marc Grodwohl en vue de sauver leur première maison à Lutter, et son « retour » dans le même village en 2013 pour une étude exhaustive de ses maisons les plus anciennes.

 

 

Compte-rendu par Georges BISCHOFF dans la REVUE D'ALSACE N° 141, 2015

Ce livre n'a rien à voir avec une monographie villageoise, y compris avec les plus érudites du genre.  I1 constitue une véritable révolution par son objet, l'étude de l'habitat,  ou, plus exactement, d'une strate de celui­ ci, et inaugure une sorte de micro-histoire centrée sur le cadre de vie au croisement de l'archéologie, de l'enquête d'archives et d'une approche ethnographique inédite, la maison étant perçue comme une « source historique ». Sa parution  s'inscrit dans la double perspective scientifique et pédagogique ouverte par Marc Grodwohl avec la fondation de Maisons paysannes d'Alsace et l'expérience pionnière de l'Ecomusée d'Ungersheim :  identifier et se réapproprier un patrimoine en déshérence, en construisant ensemble un savoir nouveau.

Le cas de Lutter est d'autant  plus intéressant que ce village du Jura sundgovien  a accueilli l'un  des tout  premiers chantiers  de restauration pilotés par l'auteur, celui du « tribunal  » de 1542, entre 1972 et 1975. À l'époque,  c'est la singularité  de ce bâtiment  de pierre, compris comme un  monument  du  passé local, qui avait mobilisé un  premier groupe de bénévoles. Les problématiques de l'habitat  rural et l'outillage conceptuel requis par son analyse étaient encore dans les limbes.

Quarante  ans plus tard, le regard est sensiblement différent : le village est compris comme un tout cohérent, dans un environnement culturel réévalué- on est bien loin de l'exaltation des traditions  populaires, de la Volkskunde passéiste qui  a eu cours si longtemps en Alsace et ailleurs.

Mieux, car la démarche se situe d'emblée dans une pédagogie du patrimoine qui passe par l'investissement, enthousiaste et désintéressé, des habitants de Lutter et de leurs amis.

Le résultat tient du tour de force : 330 pages en quadrichromie,  des centaines de photographies, de relevés, de plans, un matériau exceptionnel traité avec des moyens jamais mis en œuvre à cette échelle : 150 prélèvements dendrochronologiques réalisés par Christian  Dormoy, et, ce qui constitue le plat de résistance du livre, le catalogue, complet (p. 69-214), des vingt­ huit maisons antérieures à la guerre de Trente Ans (dont deux aujourd'hui disparues). Un village de la renaissance « clés en mains », ou plutôt, à la recherche d'une histoire perdue.

Ce corpus  peut être manipulé facilement grâce à un plan rabattable en regard d'une  photo aérienne du village. Les notices qui le composent suivent à peu près la topographie, un axe nord-sud formé par la rue de Kiffis sur laquelle se branchent quelques rues adjacentes qui mènent aux champs.

Elles s'intéressent  à l'emprise  des  maisons  à  partir  du  plan  cadastral, en décrivent la physionomie,  les volumes, les matériaux,  lorsqu'ils sont visibles- principalement la pierre, ce qui est. une singularité de cette petite région -, en visitent l'intérieur, si c'est possible, de la cave au grenier; et les documentent sous forme de plans, d'élévations voire de schémas pour les assemblages ou des éléments structurels.  L'inventaire associe la clarté de l'exposé et la rigueur des normes mises en oeuvre.

Le catalogue  réalisé sous  la direction de  Marc  Grodwohl  est encadré par  des chapitres  qui  vont  bien au-delà du  rôle apéritif  qu'on  attribue à  l'introduction  et  des  vertus  digestives qu'on  prête  à  la  conclusion. On  entre dans le vif du sujet par une triple métaphore de la chute : un événement imprévu, l'effondrement de l'église paroissiale de Lutter le jour de la Fête-Dieu  1780, l'agonie de la « maison-tour  »  du village sauvée in extremis au début des années 70, et le suicide d'un  villageois nommée Burckart Bigenwald, en 1582. Restitués par une plume talentueuse, ces trois moments d'histoire  sont les révélateurs de l'espace et du temps. Le premier, pour  avoir amorcé l'enquête,  expertise technique  d'abord,  puis collecte de mémoire, longtemps après, en 1862, dans la personne du père Anselme Dietler, bénédictin de Mariastein (dont le manuscrit est transcrit par Kaspar Egli p. 324-326). Le deuxième, sur le mode rétrospectif- un retour d'expérience à l'aune des progrès accomplis depuis quarante ans tant sur le plan scientifique qu'en matière de restauration, en même temps que la mémoire de cette belle aventure (p. 14-15). Enfin, un dossier d'archives d'une qualité exceptionnelle : l'inventaire, ou, plus exactement, le passif et l'actif d'un  paysan aisé de la fin du XVIe siècle collationné sur l'ordre de la Régence d'Ensisheim  dans le cadre de la procédure de saisie habituelle lors d'un  suicide (AD Haut-Rhin, l C 6965, version française p. 22-25, original allemand p. 318-323).

A ma connaissance, c'est la première fois qu'un  document  de ce type donne lieu à une analyse aussi complète et aussi pertinente (p. 17-40). En effet, Kaspar Egli et Marc Grodwohl reconstituent le profil d'un villageois dans lequel on verrait volontiers un coq de village à la tête d'une quinzaine d'hectares  de terres et de prés, soit 53 parcelles, de quatre-vingt-quatre moutons,  d'une  dizaine  de chevaux, d'une  douzaine  de bovins et d'un bel équipement.  Nouveau  riche, peut-être,  mais spéculateur  ruiné  par une conjoncture difficile, ce qui expliquerait son geste, Bigenwald dispose d'une fortune évaluée à 2 402 livres, mais plombée par 602 livres de dettes. Sa maison n'a pas été localisée, mais correspond parfaitement  au modèle retrouvé à Lutter : un plan en trois travées sur quatre niveaux (dont l'un vient d'être ajouté), des espaces de stockage spécifiques - un cellier, des greniers, une  resserre à viande -, la combinaison  stube et  kammer, etc. Tout ce qui a été inventorié en 1582 peut être localisé très exactement, ce qui  permet  à Marc Grodwohl  de reconstituer  l'intérieur  de sa demeure (p. 28-29)  - en  attendant de  passer  aux  travaux  pratiques.  À la fin  du siècle, le village compte 29 chefs de famille - vraisemblablement le même nombre  de maisons,  un chiffre qu'on  peut  mettre  en relation avec celui de 1455 (13 foyers), et celui de 1763 (57). La relative aisance de Bigenwald invite à retrouver son environnement, «les espaces de Lutter », sous l'angle des milieux et des pouvoirs, notamment des seigneurs fonciers. Les pages (p. 40-68)  consacrées à la dimension  géographique  font figure, une fois encore, de modèle : Marc Grodwohl  en maitrise  parfaitement les outils, comme  il l'a  montré  ailleurs  à propos  de l'histoire du  paysage (3).  Si sa tâche  est facilitée par la couverture  cartographique du  département du Haut-Rhin, consultable  sur le site internet  Infogeo  68 -un merveilleux instrument qui superpose les plans de finage du XVIIIe siècle, le cadastre, les vues aériennes et les relevés laser les plus précis -, il n'en est pas moins vrai que ses interprétations dépassent  ce qui s'est fait jusqu'à présent, en croisant archéologie et histoire. Lutter offre l'avantage- unique- d'avoir échappé au remembrement et à la dilatation  pavillonnaire des trente glorieuses, ce qui  lui vaut ce statut  de « conservatoire  » - mais cela ne devrait pas décourager les chercheurs qui s'intéressent aux campagnes.

Il est inutile  de s'appesantir sur le corpus  des maisons  :  le bilan  de l'enquête   occupe   près  de  cent   pages  (p.  215-308).  Les  anneaux   de croissance du bois d'œuvre (poutres et charpentes)  étudiés  par Christian Dormoy  (Archéolabs)  permettent  un séquençage  des constructions dont le terminus  post quem, observé sur  un échantillon de 19 bâtiments, s'échelonne  de 1531 à la veille de la Guerre de Trente ans (tableau p. 217, graphique p. 218 et p. 222-223). Confirmée  par ailleurs (p. 219), cette chronologie (4)  surprenante exclut apparemment une strate plus ancienne datée du Moyen Âge et se focalise sur une période qu'on  doit interpréter en terme  d'essor ou d'optimum économique.  Cette  image mérite d'être confrontée  à ce que l'on sait d'une  conjoncture  rythmée  par des périodes de troubles et, probablement,  dramatisée  par l'imaginaire des historiens. Les trois générations concernées par le panel de 28 maisons correspondent aux lendemains  de la Guerre  des Paysans, à une  phase de relance dans le dernier  quart  du XVIe siècle puis à un  nouvel épanouissement avant le  Schwedenkrieg : c'est  un  phénomène  cumulatif,   qui  se  traduit   par des réaménagements  admirablement décryptés dans le catalogue.  Les hypothèses que suggère l'exemple de Lutter sont passionnantes  (ainsi, à propos des usages de la forêt, p. 227 : la construction de pierre, favorisée par les carrières disponibles sur place, est un succédanée au bois), de même que  les réflexions  relatives aux  formes  et aux structures de l'habitat et de  ses annexes  (p. 229-241), aux  modules et aux  mesures  et aux  matériaux utilisés. Au-delà  de cette  grammaire typo-chronologique, c'est bien à une histoire  totale de l'habitat qu'on a affaire ici. Lutter, village sundgovien, n'a rien à envier à Montaillou, village  occitan, et le siècle de Bigenwald  vaut bien celui des Platter.

Georges  Bischoff

3. GRODWOHL (Marc) (dir.), Langenberg, village disparu. Une archéologie du paysage à Gueberschwihr, Voegtlinshoffen et Hattstatt, Meyenheim, 2014.

4. GRODWOHL (Marc), « Maisons de bois, maisons de pierre dans le Sundgau au XVIe siecle, bilan provisoire d'une  campagne de datations  », Annuaire de la Société d'histoire du Sundgau, 2014, p. 65-76 et De la cave au grenier. Dannemarie à travers les âges (1474-1775), Dannemarie, Éditions de la Ville de Dannemarie, 2014, 130 p.

 

 

Compte-rendu par Jean-Jacques SCHWIEN dans la LETTRE D'INFORMATIONS DE LA SOCIETE POUR LA CONSERVATION DES MONUMENTS HISTORIQUES D'ALSACE N° 45, Octobre 2015

Marc Grodwohl, le fondateur de « l’Ecomusée d’Alsace », a retrouvé depuis quelques années le temps et le plaisir de l’écriture, sur la thématique de l’habitat ancien dans notre région : depuis 2010, il nous a offert trois monographies et plusieurs articles de fond, pour l’essentiel dans l’Annuaire de la société d’histoire du Sundgau, sans oublier les notices et articles en ligne de son site internet (http://www.marcgrodwohl.com/).  La monographie sur Lutter revient comme le reste sur des travaux déjà engagés et édités au début de son parcours, au moment où l’association Maisons paysannes d’Alsace militait pour la survie et la mise en valeur d’une architecture vernaculaire mise à mal par notre idée de la modernité. Lutter est un petit village du Sundgau, à la frontière suisse, dont une particularité est son architecture de pierre qui, plus immédiatement que les maisons en pan-de-bois, livre les indices de ses époques de construction. Une enquête poussée sur les vestiges conservés et la morphologie du village, publiée entre 1973 et 1977 nous avait déjà invité à découvrir des maisons du XVIe siècle de même qualité que les demeures bourgeoises urbaines contemporaines ; elle ouvrait également une fenêtre sur la structure juridique et économique de la vie paysanne à l’origine de cet habitat pérenne, supposé consécutif, en partie au moins, à la restructuration d’une société bouleversée par la grande catastrophe de la guerre des Paysans. Ce nouvel ouvrage s’inscrit dans la même démarche, mais en l’amplifiant. Comme à son habitude, Marc Grodwohl n’a pas travaillé seul, mais en collaboration avec des spécialistes (Gérard Munch pour les sources historiques, Christian Dormoy pour les datations des charpentes) et les habitants eux-mêmes : une association créée pour l’occasion – Lutter en découverte, dirigée par Christine Verry – a permis de réunir toutes les bonnes volontés désireuses de connaître et de mettre en valeur les ressources patrimoniales du lieu. L’enquête a duré deux ans et porté sur toutes les maisons anciennes du village, soit 28 entités. Elle se solde par autant de monographies fines des espaces construits, avec plans, élévations, photos, analyses chronologiques et modalités d’occupation : l’objet n’est pas seulement l’étude de la maison, mais aussi celle des unités fonctionnelles (la ferme, le train d’exploitation) et du terroir (espaces cultivés, ressources forestières…). L’ensemble est complété par une réflexion sur les structures d’encadrement (politiques, religieux…) et sur l’évolution des techniques tant culturales que constructives observées localement. Dans cette démarche, les analyses dendrochronologiques portent une part essentielle, apportant les éléments de datation précis et systématiques, dépassant largement les analyses stylistiques et les dates gravées sur des linteaux des recherches des années 1970. Elles permettent la mise en perspective de l’histoire des aménagements à l’échelle d’une génération, alors qu’auparavant on travaillait sur des paquets séculaires. Ce sont ainsi six grandes phases de 10- 20 ans qui ont été mises en évidence, certaines d‘activité intense (1540-1560 ou 1619-1629), d’autres « en creux » (1562-1575), permettant également de noter les choix de modes de vie des diverses générations (relations entrée/cuisine ou entrée/Stube). Ces connaissances pointues sur le XVIe siècle peuvent également être analysées sur la longue durée. L’époque met en place des structures de conservation en pierre indépendantes des maisons, pour se préserver des incendies et témoignant d’un commerce de céréales à grande échelle, jusqu’à présent insoupçonné. L’usage de la pierre dans la construction apparaît ainsi comme une spécificité de la part d’une communauté rurale enrichie entre deux autres périodes d’aménagements intenses, le XVe siècle avec des maisons en bois couvertes de chaume et le XVIIIe siècle qui privilégie à nouveau le pan-de-bois. Au total, nous avons là une monographie remarquable sur une communauté rurale à la Renaissance, abordée à partir de ses structures d’habitat. L’ampleur des ressources mises en œuvre et le large champ des questionnements lui confère une valeur de modèle dépassant largement le cadre monographique : nous ne sommes pas loin du « fait social total » cher à l’ethnologue Marcel Mauss. Le mode même d’acquisition de ces connaissances, par l’interaction entre le chercheur et les habitants du lieu, ajoute une profondeur de champ émouvante à ce discours sur l’histoire.

 

Jean-Jacques SCHWIEN

Compte-rendu par Jean-Michel BOEHLER Professeur émérite d’histoire moderne à l’Université de Strasbourg,
dans : Histoire et Sociétés rurales. N° 44. 2e semestre 2015. p 173-174

Est-il encore nécessaire de présenter l’auteur ? Ethnographe de formation, issu de l’EHESS, Marc Grodwohl, après  avoir été, en 1971, l’initiateur de l’association « Maisons paysannes d’Alsace », s’est consacré, avec son tempérament passionné et son esprit novateur, à la création puis au développement de l’Ecomusée d’Alsace durant plus d’un quart de siècle (1980-2006). Situé sur le ban d’Ungersheim, en Haute Alsace, ce dernier est le plus grand musée à ciel ouvert de France (15 hectares), accueillant plus de 70 maisons authentiques, démontées et reconstruites à l’identique, en vue de réhabiliter le bâti ancien, de valoriser les arts et traditions populaires et de promouvoir la défense du patrimoine. A la fois chercheur, enseignant, animateur, il nous impressionnait en allant aux archives feuilleter tel document ancien de ses mains calleuses qui venaient juste de manipuler quelque vieille poutre, assurant ainsi le lien entre le manuscrit et le travail effectué sur le terrain.


A une abondante bibliographie, il ajoute aujourd’hui, en collaboration avec Christian Dormoy, Kaspar Egli, Luc Ferrandier et Christine Verry, un ouvrage sur le petit village de Lutter (300 habitants) situé au sud de l’Alsace, au pied du Jura, sur un plateau du Sundgau. Le choix est judicieux : à proximité de la frontière suisse, ce qui facilite, dès le VIIe-VIIIe siècle, les échanges économiques avec Bâle ; à la charnière entre la plaine céréalière et la montagne tournée vers l’élevage et la sylviculture ; enfin sur la frontière linguistique entre les parlers alémanique et roman.

Mais ce choix est largement conditionné par la richesse du bâti de Lutter, la concentration de constructions échelonnées entre le XVIe et le XVIIe siècle et un état de conservation exceptionnel. L’enquête, qui s’appuyait à la fois sur le dynamisme d’une association locale (« Lutter en découverte ») et la rigueur scientifique d’une équipe de recherche allemande (« Arbeitskreis für Hausforschung »), a été réalisée en deux temps : dans les années 70 du siècle dernier (1972-1975) et dans la décennie 2010 (2013-2015). Si la première période a été marquée par la sauvegarde du « Tribunal », fierté locale qui a fait l’objet du classement à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques, la seconde se focalisait sur l’évolution du bâti, dont on propose une chronologie fine par la datation de certaines de ses composantes, en particulier grâce à la technique de la dendrochronologie : le matériau utilisé (pierre ou bois), l’organisation plus ou moins typée de l’habitat (variété des plans), la technique particulière de la charpente… L’analyse d’une trentaine de maisons donne lieu à un corpus de plus de 660 documents collectés (relevés photographiques, plans, esquisses, croquis) qui font que l’ouvrage est abondamment illustré. L’ensemble débouche sur un véritable catalogue des maisons, avec leur état d’origine et leur évolution et, par conséquent,  l’émergence de cycles de construction. Ajoutant à l’agrément de la lecture, la reconstitution de l’écosystème, dont la maison est le centre, s’accompagne de l’analyse détaillée de l’inventaire d’un paysan daté de 1582.

 

Les conclusions qu’en tire l’auteur sont éloquentes. L’habitat reflète certes les conditions économiques et culturelles (ensemble de besoins, d’usages, de traditions d’une communauté d’habitants), mais témoigne également de la capacité d’adaptation et de créativité (innovations techniques, évolution des styles, amorce d’une recherche de confort) pour un village de ce « réduit sundgovien » considéré trop souvent comme attardé et immobile. C’est un catalogue peut-être, mais un catalogue raisonné qui remet en question bien des idées reçues et qui récuse l’image d’un repli lié à une frontière politique et linguistique, en mettant en lumière les nombreux échanges et influences venues de l’extérieur.