Histoires de forges 2. Martinets du Jura et de Forêt Noire
Les forges sont de ces lieux qui ne meurent jamais tout à fait. Il n’y en a guère d’autres qui ne supportent pas la lumière du jour – une forge est toujours obscure –. Ce sont toujours des cavernes, qui pourraient être des tombeaux assez affreux n’était la volonté tenace de certains d’y rallumer le feu et d’emplir les lointains de la scansion du fer sur l’enclume. Nous avons rencontré l’un de ces personnages de mythologie en Forêt Noire. Monsieur Fehrenbach est restaurateur, dans le hameau isolé de Litschental, commune de Seebach dans le Schuttertal. Sa table Zum Swert, très honnête, est dressée à côté de la forge ou plutôt du martinet, Hammerschmiede, que son grand-père fit fonctionner jusqu’en 1980. Chaque dimanche après-midi, quelle que soit la saison, qu’ils y ait ou non des visiteurs, M. Fehrenbach allume le foyer, ouvre la vanne du canal de la roue à aubes et met en action le martinet. Comme cela, pour que le fond de vallée continue à offrir son écho aux sons du marteau.
Martinet de Litschental
Martinet de Litschental
Martinet de Litschental
Ainsi faisait un personnage de Giono, Gaubert (in Regain). « C'est Gaubert qui faisait les meilleures charrues. Il avait un sort. Il avait creusé un trou sous un cyprès et le trou s'était empli d'eau, et cette eau était amère comme du fiel de mouton, probablement parce qu'elle suintait d'entre les racines du cyprès. Quand il voulait faire une charrue, il prenait une grande pièce de frêne et il la mettait à tremper dans le trou. Il la laissait là pas mal de temps, de jour et de nuit, et il venait quelquefois la regarder en fumant sa pipe. Il la tournait, il la palpait, il la remettait dans l'eau, il la laissait bien s'imbiber, il la lavait avec ses mains. Des fois, il la regardait sans rien faire. Le soleil nageait tout blond autour de la pièce de bois. Quand il revenait à la forge, Gaubert avait les genoux des pantalons tout verts d'herbe écrasée. Un beau jour, c'était fait; il sortait sa poutre et il la rapportait sur l'épaule, toute dégoutante d'eau comme s'il était venu de la pêcher dans la mer; puis, il s'asseyait devant sa forge. Il mettait la pièce de bois sur sa cuisse. Il la pesait de chaque côté à petites pesées; il la tordait doucement et le bois prenait la forme de la cuisse. Eh bien ça fait les meilleures charrues du monde des laboureurs. Une fois finie, on venait la voir; on la touchait; on la discutait; on disait:
-Gaubert, combien tu en veux?
Et lui, il s'arrêtait de sauter de l'enclume au baquet pour dire:
- Elle est promise ».
Et le bruit de l'enclume.
« Sa forge est au sommet du village. C'est une forge froide et morte. La cheminée s'est batte avec le vent et il y a des débris de plâtre et de briques dans le foyer. les rates ont mangé le cuir du soufflet. C'est là qu'il habite, lui, Gaubert. Il a fait son lit à côté du fer qui restait à forger et qu'il n'a pas forgé. C'est allongé, glacé dans l'ombre, sous la poussière, et il s'allonge à côté, le soir. Sur le parquet de terre battue, l'humide a fait gonfler des apostumes gras. Mais il y a encore l'enclume et, autour d'elle comme un cal, la place nette, tannée par les pieds du forgeron. L'enclume est toute luisante, toute vivante, claire, prête à chanter. Contre elle, il y a aussi un marteau pour "frapper devant". Le bois du manche luit du même bon air que l'enclume; Tout le jour, quand il s'ennuie, Gaubert vient, met les deux mains au marteau, le lève et tape sur l'enclume. Comme ça, pour rien, pour le bruit, pour entendre le bruit, parce que, dans chaque coup, il y a sa vie, à lui. Ce bruit d'enclume, ça va dans la campagne et parfois ça rencontre Panturle qui chasse. C'est encore une chose à quoi on peut parler, ça ».
Nous échangeons quelques mots avec M. Fehrenbach. C’est dommage, il ne subsiste guère de martinets en action en Alsace lui disons-nous. Il nous parle de l’écomusée, c’est vrai, il y avait là-bas un marteau pilon, mais pas à énergie hydraulique. J’aurais cependant pu évoquer la forge Barlier à Fréland, créée par Ambroise Barlier et maintenue en parfait état de fonctionnement par les quatrième et cinquième générations de Barlier. Celle-là possède une roue à godets, à l’intérieur de la salle. Les Barlier, eux-aussi, font visiter leur forge.
Il peut advenir que, Gaubert disparu, le silence de la forge soit insupportable à ceux qui furent bercés par ses rythmes dès l'enfance. C’est dans le Jura bernois que nous pouvons rencontrer ces successeurs de Gaubert. Le martinet de Corcelles (près de Moutier) aurait pu mourir lorsque cessa d’y travailler le dernier forgeron, Albin Ankli. La commission de la sauvegarde du patrimoine de l'Association pour la Défense des Intérêts du Jura s’en inquiète et dès 1946 (quels précurseurs !) l’acquiert afin de la conserver. Les travaux de restauration ultérieurs seront financés par les recettes d’un film réalisé par la cinéaste Lucienne Lanaz (1979), qui a également facilité la recherche de fonds. Mais déjà la première génération de bénévoles d’était effacée. Une nouvelle campagne de travaux de 1985 à 1993 fut effectuée, en même temps qu’entrait en action la Fondation pour le martinet de Corcelles. Ce sont les bénévoles de cette même fondation qui assurent aujourd’hui l’entretien, les réparations et l’animation du martinet. Des personnages, dont la rencontre vaut à elle seule la visite –car le martinet est ouvert au public-.
Martinet de Corcelles. Ouverture de la vanne sur le canal d'amenée
Martinet de Corcelles. Empreintes de fers à marquer les outils
Martinet de Corcelles. Meule d'affûtage en grès vosgien, provenant de Saverne (à 200 km!)
Les bâtiments du martinet abritent aussi un musée bien fait, exposant une collection de productions anciennes de l’établissement. Comme toute forge, celle-ci a sa marque. Et l’outil le plus fréquemment marqué est le fer de hache.
Martinet de Corcelles. Fer de hache à la marque de la forge
Cela m’avait intrigué dans la forge du musée du patrimoine rural du Guilan, qui produit toute la panoplie des instruments aratoires et forestiers. Seules les haches étaient marquées. Je n’ai pas eu d’autres explications que celle d’une fantaisie du forgeron, qui voulait faire joli. Soit. Mais dans la même région du Guilan je trouve quelques jours plus tard au bazar de Langrud tout un assortiment d’outils forgés…dont le seul portant une marque, en l’occurrence trois soleils, est un fer de hache.
Musée du patrimoine rural du Guilan (Iran). Production du forgeron du musée.
Musée du patrimoine rural du Guilan, production du forgeron en 2015. Remarquer les fers de haches marqués d'une étoile
Au bazar de Langrud (Guilan 2015). Fer de hache marqué de trois soleils
Si j’évoquais l’écomusée (d'Alsace) des années créatives, j’aurais encore à raconter un autre parcours métallurgique. En 1994, nous détenions 75 hectares de forêt aux alentours du musée (eh oui, ce musée aujourd’hui réduit à quelques hectares contrôlait en 2006 110 hectares…) ce qui permettait d’envisager une activité de charbonnage, d’ailleurs nécessaire à son entretien. Assez rapidement, cette activité s’est fait connaître. Le groupe d’archéologie du fer de la Société jurassienne d’émulation avait fouillé de nombreux bas-fourneaux de réduction du minerai de fer. Il en savait assez, et avait assez de questions à poser, pour envisager la reconstitution de bas bas-fourneaux et la production expérimentale de fer. Mais il lui fallait produire du charbon de bois, de la même qualité que celui des XIe s. –XIIe s. connus par les fouilles. C’est ainsi que nous avons été amenés à déplacer notre camp du côté de Lajoux, dans le Canton du Jura, pour y produire le charbon nécessaire à l’expérimentation. A titre de réciprocité, l’expérimentation a été reconduite et approfondie à l’écomusée, où furent construits deux bas-fourneaux. Je n’ai guère de photographies de cette opération scientifique, menée grandeur réelle devant le public du musée en automne 1997.
Construction de bas-fourneaux d'archéologie expérimentale à l'écomusée d'Alsace, 1997
Bas-fourneaux à l'écomusée d'Alsace
Bas-fourneau sur le Mont, Rière-le-Château (Canton du Jura) fouillé par Auguste Quiquerez 1866-1871 (Extrait de "La production du fer..."op cit. en note)
Je retrouve l’archéologie de la métallurgie à l’occasion de mes recherches sur Lutter en 2013-2015. Lutter est pourvu entre le XVe s. et le XVIIIe s. d’un à deux moulins à grains, et deux à trois scieries. Les chiffres sont fluctuants car deux établissements peuvent se trouver sur le même site. Egalement une catégorie d’établissement peut être remplacée par une autre sur le même site. Il n’y a pas de mentions d’un martinet, mais en 1582 on trouve un forgeron spécialisé dans la production de lames de scie. Sur les hauts du village, au pied de la crête séparant les bans de Lutter et Kiffis, nous avons pu observer un site d’extraction de minerai, dans l’enclave de forêts et de pâturages qui appartenait au Chapitre cathédral de Bâle, de nos jours totalement sous forêts. Cette exploitation est-elle à mettre en relations avec l’abbaye cistercienne de Lucelle, possessionnée à Lutter et bénéficiant du privilège des mines et de la métallurgie du fer à partir de 1125? Peut-être pas, rien dans les textes ni sur le terrain ne suggère une industrie intégrée à l’abbaye, en faire-valoir direct à l’instar des martinets de l’abbaye cistercienne de Fontenay (Côte-d'Or) dont l’un vient d’être reconstitué.
Roue à aubes et martinet reconstitués à l'abbaye de Fontenay
Des martinets mentionnés à proximité, à Ligsdorf, Hippoltskirch et Raedersdorf (ce dernier à deux tournants) en 1592 et de celui de Kiffis (Blochmont) mentionné en 1628 il ne reste apparemment rien. Mais cette histoire est peu connue.
voir: ESCHENLOHR Ludwig, JUILLERAT Claude, RAIS François.La production du fer au Moyen Âge. Expérimentations dans le Jura. Groupe d'archéologie du fer. Société jurassienne d'émulation.2005. Expérimentation à l'écomusée p. 123-134