Le démontage d’une ensorcelante maison au chapeau pointu en Iran (2004)
La province du Guilan vient de doter du premier musée de plein air dans cette région du monde. La relation qui suit montre les premiers pas de cette démarche à laquelle j'ai eu la faveur de pouvoir être associé, et le premier démontage de maison, le chantier-école de Roudbaneh.
Comment me suis-je trouvé embarqué dans cette belle aventure ? L'Ecomusée d'Alsace a eu le privilège de recevoir de très nombreuses délégations venues de tous les continents. Responsables de collectivités territoriales, de services de l'Etat, d'institutions publiques et privées, d'universités, d'associations venaient voir notre réalisation, car dans leur région ou dans leur pays était projeté un projet similaire. On venait voir chez nous un musée réputé par son animation, son niveau de fréquentation, et son inventivité économique. Le Jury du Prix du Musée Européen de l'année en 1990 n'avait-il pas qualifié l'Ecomusée d'Alsace d' « un des plus beaux musées de ce genre en Europe » et posé en modèle sa structure économique ?
Nous avions déjà reçu des délégations du Moyen-Orient, Israël pour un écomusée de l'Ancien Testament, et la Palestine pour un écomusée palestinien à Jéricho. Cette dernière rencontre fut particulièrement émouvante : la responsable de la délégation était palestinienne, arabe, catholique, et son passeport était israélien. Elle assista au spectacle « à l'école d'Alsace », qui présentait les tribulations de l'Alsace de 1950 à 1950 tels qu'elles ont été vécues sur les bancs de l'école, et témoigna de son bouleversement devant l'histoire de l'Alsace, dans ses déchirements et aussi dans l'espoir qu'il portait pour elle d'une sortie possible du drame. Elle avait découvert à l'Ecomusée d'Alsace toutes les possibilités qu'un tel musée ouvre pour l'accompagnement du deuil et la construction d'une œuvre de paix.
En décembre 2002, François Capber, président de l'association, et moi recevions à la demande de la direction du Patrimoine du Ministère de la Culture (Isabelle Longuet), une délégation de personnalités universitaires et politiques iraniennes, conduite par le Vice-Ministre de la Culture iranien M. Beheshti. L'objectif de cette délégation était de prendre connaissance des diffférentes modalités de conservation du patrimoine d'architecture vernaculaire, notamment sous la forme d'un musée de plein air dans la province du Guilan, au nord du pays.
Figure 1 : localisation du musée du patrimoine rural (musée de plein air) du Guilan à Saravan à côté de Racht.
Le projet d'un tel musée remontait à 1990, lorsqu'un terrible tremblement de terre affecta le Guilan. Si les modernes s'écroulèrent en grand nombre, les maisons traditionnelles résistèrent. Le capital d'expériences qu'elles représentent commença alors à être reconnu, en même temps que s'éveillait la conscience de la menace imminente de leur disparition. Christian Bromberger, ethnologue et professeur à l'Université de Provence, aujourd'hui Directeur de l'IFRI, grand spécialiste de l'Iran et en particulier du Guilan auquel il consacra des travaux de référence, et Mahmoud Taleghani, professeur de sociologie urbaine à Téhéran et Paris, formèrent le projet de conserver les principaux types d'architecture dans un musée de plein air. L'idée mit une douzaine d'années à cheminer, jusqu'à l'obtention de crédits, et la conclusion d'un accord entre les ministères de la culture français et iranien.
La discussion que nous eûmes dans une salle de l'Ecomusée d'Alsace, à l'issue d'une visite par un froid glacial, fut longue et passionnante. A l'inverse de ce que beaucoup de délégations venaient chercher -des recettes de montages financiers et de plan d'exploitation- cette délégation était essentiellement préoccupée par le sens de la transmission de ce patrimoine et par la démarche conceptuelle.
Les opérations allèrent ensuite très vite, puisque le lancement officiel du futur musée de plein air du patrimoine rural du Guilan a eu lieu en juin 2003. Sous la direction de Christian Bromberger, François Calame, Jean-Pierre Wieczorek et moi formèrent la première délégation française qui participa au lancement du projet. Mahmoud Taleghani avait organisé deux colloques consécutifs, à Téhéran puis à Rasht, la capitale du Guilan.
Figure 2 : dans la salle de conférences de Téhéran où va être donné le coup d'envoi du projet. Sur la tribune, Christian Bromberger
Je présentai lors de ces colloques l'expérience de l'Ecomusée d'Alsace. Il n'y avait alors ni équipe de projet –au sens opérationnel-, ni terrain, ni programme.
Notre premier travail fut donc d'apporter un concours à la formation d'une équipe, dont les membres furent en grande partie recrutés dans le public des colloques. Dans la foulée, dès octobre de la même année 2003, des stages furent organisés au Guilan, permettant la mise au point des méthodes d'étude et d'analyse des bâtiments, avant leurs démontage et transfert dans le futur musée : enquête ethnographique auprès des anciens habitants et du voisinage, collecte d'objets, relevé de la construction et préparation du démontage.
Figure 3 : les relevés de la première maison à Rudbanneh, en haut avec un jeune architecte et Pouya Miryousefi, également architecte, qui va jouer un rôle de premier ordre dans le projet. Dans la salle de travail, Mojgan Khakpour et Pouya Miryousefi regardent une vidéo que j'ai emportée avec moi, retraçant la construction de la scierie de l'Ecomusée d'Alsace.
Azita Hempartian, professeur de littérature et interprète du colloque, a de bonnes lectures: "Haute-Alsace"!
C'est ce dernier point auquel j'apportai plus particulièrement ma contribution, légitimée par les 80 bâtiments démontés et transférés à l'Ecomusée d'Alsace, et mon implication forte dans ce projet iranien où je trouvais beaucoup de ces qualités d'enthousiasme, de générosité et d'interdisciplinarité qui font toute la différence entre les bons et les mauvais projets. Dans les lignes qui suivent, je ne fais que survoler l'analyse morphologique de la première maison démontée, privilégiant plutôt des notes d'ambiances du chantier, déjà publiées dans « Expériences constructives » (bibliographie).
En 2003 je retournai encore une fois au Guilan pour préparer le démontage de la première maison à Rudbanneh, auquel j'ai assisté en août de la même année. Pendant ce mois d'août, le choix du terrain d'établissement du musée a été définitivement arrêté, à Saravan aux portes de Rasht. Après ce premier démontage, les membres moteurs de l'équipe se rendirent en Alsace pour un stage de un mois et demi à l'Ecomusée. Pendant ce stage, nous avons travaillé d'arrache pied sur toutes questions de fond et de forme qui peuvent se poser dans un tel musée.
En Avril 2005, j'eus le privilège de participer aux premiers aménagements du terrain et aux fondations de la première maison que nous avions démontée 6 mois auparavant. Le musée du patrimoine rural du Guilan, ouvrit au public dès mai 2006, avec 22 bâtiments remontés et, dans ses six premiers d'ouvertures, une fréquentation énorme, à la fois dans l'absolu et pour l'Iran, puisque 50 000 visiteurs s'y sont déjà rendus. En trois ans (fin 2002-mi 2006), ce musée avait fait le chemin qui en Alsace avait duré 13 ans (1971-1984). Mahmoud Taleghani a eu la gentillesse de reconnaître que mon apport d'expérience a contribué à ce gain de temps. Pour ma part ce fut une immense satisfaction et un honneur de participer à ce projet ambitieux et chaleureux, entré dans sa phase de succès au moment où l'Ecomusée d'Alsace était confronté à des difficultés sans précédent.
Figure 4 : Mahmoud Taleghani, le directeur du projet, rassemble son monde pour aller au travail. Son leit-motiv : « on perd du temps ». Les vitesses étant limitées en Iran, on n'en dira pas plus pour ne pas attirer d'ennuis aux chauffeurs des « Patrol »
Découverte et démontage de la maison de Roudbaneh
Roudbaneh est un village du Guilan, région du nord de l'Iran qui dévale depuis jusqu'à la mer Caspienne. Venant par route de Téhéran, on gravit les flancs arides du massif de l'Elbourz, qui culmine ici autour de 3300 mètres d'altitude. Dès que l'on a passé le col qui s'ouvre sur le Guilan, le paysage devient végétal, avec des forêts de résineux en altitude et très vite les oliviers. Plus bas encore, la montagne s'ouvre sur le delta du Sepid Rud, qui divise la plaine des rizières. La prochaine grande ville est Rasht, à 40 km de la Caspienne, rivage du Guilan jusqu'à la frontière avec l'Azerbaïdjan.
Ici comme ailleurs, les conditions de l'agriculture ont radicalement changé pendant le dernier demi siècle. Au moment auquel l'Alsace vivait les remembrements agricoles, le Guilan autant que tout l'Iran était transformé par la réforme agraire de 1961 . Auparavant, les paysans cultivaient chacun deux à quatre hectares de terres à riz, données en fermage par le grand propriétaire foncier représenté localement par un intendant. Acquises par ceux qui la cultivaient lors de la réforme agraire, les rizières se sont morcelées d'héritage en héritage, représentant aujourd'hui moins d'un hectare par exploitant. En parallèle au morcellement des exploitations, la région s'est fortement urbanisée. Le coût des transports étant relativement faible, beaucoup de travailleurs urbains ont continué d'habiter la campagne, construisant sur les terres familiales.
Figure 5 : premier contact avec les rizières du Guilan
La route de Roudbaneh depuis Rasht prend trois quarts d'heure, à travers les rizières dominées par les cimes souvent enneigées de l'Elbourz. De place en place, on traverse des agglomérations neuves, qui sont venues se placer de part et d'autre de la route. Juste à l'arrière de celles-ci, ou à plus grande distance de la route, on devine à travers les rideaux d'arbres, les groupes d'enclos bâtis, Mahalle, d'où ont rayonné les défrichements du delta. Parfois, un vaste toit de chaume à quatre pans signale une maison ancienne.
On entre à Roudbaneh par les petites scieries, qui débitent les peupliers, de ces plantations récentes et rentables qui supplantent dans les enclos les productions légumières. Après un brusque virage, la route de campagne entre dans la petite ville, et se forme en large double avenue, bordée de commerces et de maisons basses en béton, en avant desquelles les marchands posent des marchandises à même le sol, et les commerçants du marché montent leurs étals hebdomadaires. L'animation et les couleurs de la rue sont interrompues par une courte percée, sur un portail toujours ouvert.
L'échappée donne à voir, au fond de la cour, une haute silhouette déhanchée et pointue. Elle évoque les femmes marchant dans les chemins ; elle élève dans le ciel souvent pluvieux du Guilan comme la flamme d'une bougie. Telle est l'ensorcelante maison au chapeau pointu de Roudbaneh, dernier exemple de ce que furent les habitations, anthropomorphes et spirituelles, de ce village .
Figure 6 : vues de la maison Rafi'i avant son démontage. Cette maison d'un chef de village a été construite en 1944 et abandonnée en 2000 par le fils du constructeur, au profit d'une maison neuve en briques construite sur la même parcelle.
Figure 7 : vue sur la cour (photographie Baba Zirak)
A notre gauche, deux bâtiments très transformés rappellent l'organisation et les activités anciennes dans cet ensemble. D'abord, reconstruit en béton, le talâmbar , appentis sur poteaux dont le plancher à claies au niveau du comble permet l'élevage des vers à soie. Plus loin, le kandouj, grenier à riz.
Entre le kandouj et la maison, un grand figuier offre son ombre aux discussions, aux repas, aux rencontres, tout au long du chantier.
Figure 8 : le figuier de Rudbanneh fait office de salle de réunion, ici entre le charpentier Ousta (Maître) Mansouri, Mahmoud Taleghani et moi…
:…le figuier est aussi salle à manger, salle de pause…salle de réception des personnalités qui visitent le chantier, salle de relaxation.
La maison repose sur une plate-forme de terre, surélevée, pour isoler la construction en bois de l'humidité. Sur cette plate-forme prennent place deux files de cinq coussins antisismiques, formés d'un empilement de pièces de bois : trois dans un sens, deux dans l'autre, deux, de section triangulaire, à nouveau dans l'autre, et une grande triangulaire enfin pour finir l'échafaudage. Sur ces deux files viennent reposer deux sablières, support des solives qui reçoivent le plancher en terre et en bois du premier niveau d'habitation, à deux mètres du sol de la cour. Vue de près, la maison donne surtout à voir l'énormité et la semi-transparence de la fondation : la section importante des bois, l'utilisation quasiment à l'état de nature des troncs à peine équarris et entaillés a quelque chose de chaotique et d'étrangement minéral. Empilements, ajustements limités aux angles et aux points d'appui, renvoient à une sensibilité de maçonnerie de pierres brutes et n'ont que peu de points communs avec la méticulosité et la précision des assemblages de charpente dont nous sommes familiers.
Figure 9 : les fondations consistent en dix plots de poutres entrecroisées, qui assoient le plancher, socle de la construction, sur une base réputée anti-sismique. Ce dispositif ménageant un espace ventilé ( shikil) assure également la protection de la maison contre les remontées d'humidité, cette dernière très forte au Guilan.
Au-dessus, s'élève une galerie à deux étages, très haute pour le premier niveau (ayvan), plus basse, en encorbellement et équipée d'un garde-corps pour le deuxième niveau (talar). La galerie déborde de part et d'autre de la façade d'entrée, pour faire le tour du bâtiment et se coiffer d'un prolongement sous coyaux de la toiture pyramidale.
Figure 10 : galerie du rez-de-chaussée (ayvan) ; l'un des trois piliers traversants (le « roi ») comporte une console découpée et sculptée stylisant semble-t-il un corps humain. Le bâtiment extérieur est le grenier à riz, kandouj.
Figure 11 : galerie de l'étage (talar) avec coffre à riz, marchepied pour la montée au comble, garde manger.
Ces galeries périphériques, fines et soigneusement menuisées, viennent s'appuyer sur le noyau central : une tour pyramidale tronquée de rondins entrecroisés selon le système du blockbau, que l'on appelle ici zagmeh, de deux étages, divisée par un refend qui détermine deux pièces par niveau, chacune ouvrant directement sur la galerie de façade d'entrée. Les murs sont enduits intérieurement et extérieurement de torchis lissé, seuls les angles et les refends laissent en évidence les têtes des rondins. Autour des portes, le bombement du torchis trahit le système constructif : les rondins, lorsqu'ils sont traversés par une ouverture, sont maintenus par deux raidisseurs verticaux, un de chaque côté du mur, traversant le plancher et solidarisés par des cordes. Cette information n'apparaîtra que pendant le démontage, après l'enlèvement des torchis.
Figure 12 : façade arrière, après écroulement du toit et avant démontage. Le torchis, appliqué en plusieurs fois, vient recouvrir les rondins horizontaux du zagmeh. Seuls en dépassent les têtes des rondins des murs perpendiculaires et du mur de refend
Figure 13 : détails de la chambre de réception, avec passe-plat vers la cuisine et date 1333/1954
Arrivé au niveau de la toiture, on découvre avec incrédulité l'incroyable complexité d'une ramure de poutres chandelles, supportant les pannes de la charpente. Mais plus que de charpente, ne faut-il pas parler d'ossature primaire de murs étanches ? Le chaume de riz est entrelacé dans le lattage, lui-même noué aux chevrons, eux-mêmes noués avec la même corde de riz aux pannes.
Figure 14 : charpente et sous-face de la couverture en chaume de riz
A présent, les relevés sont terminés. Le démontage va commencer. Lorsque je reviens à Roudbaneh fin juillet 2004, le chaume de la toiture, le torchis des murs ont déjà été déposés, et il ne reste plus que le bois : les empilements des fondations et des murs du noyau central, l'invraisemblable toile d'araignée de la toiture. Les légères galeries se laissent oublier, tellement est forte l'idée de la maison : une idée centrale et arborée.
Figure 15 : la maison après son dégarnissage des revêtements en torchis
Arborée ? Citons Christian Bromberger(1) : « L'omniprésence d'arbres altiers a engendré des comportements et, de proche en proche, des schèmes de représentation profondément originaux. Les gilemârd sont des grimpeurs, habitués à monter au sommet des arbres pour en cueillir les fruits, pour s'y reposer parfois au plus fort de l'été ; les enfants s'y perchent pour assister aux jeux (tels que naguère les combats de taureaux) qui se déroulent sur un pré qui borde le hameau ; les chasseurs de tigres s'y dissimulaient jadis pour atteindre leur proie ; les révolutionnaires du Guilan, dans les années 1915-1920, s'y cachaient pour y dresser leurs embuscades contre les troupes russes ou britanniques. Autre exemple pour cet attrait du monde entre terre et ciel, la tradition fortement ancrée dans l'Iran caspien des spectacles de funambulisme, qui ne sont nulle part ailleurs dans le pays aussi prisés. A l'image des grands arbres qui l'entourent, la maison de la plaine du Guilan est souvent construite selon un schéma vertical, comportant plusieurs étages, abritant sous son faîte les espaces les plus valorisés… Pour accéder à ces espaces en hauteur il faut grimper escaliers et échelles… Cette conception d'un espace domestique en hauteur contraste avec le schéma dominant dans les habitations d'Iran intérieur, organisant les pièces horizontalement autour d'une cour centrale. »
Figure 16 : la charpente de la maison Rafi'i et une forêt de Deylaman (photographie Baba Zirak)
Roudbaneh, telle qu'elle apparaît en ce mois d'août 2004, dégarnie mais non squelettique comme le sont les maisons à colombages une fois évidées, est bien un fût vertical, s'amincissant en montant, jusqu'à sa division par les ramures rayonnantes des poutres chandelles. Maison lumière sur la route compliquée de la compréhension de l'habitat, Roudbaneh ne porte pas la marque des outils et des concepts géométriques et raisonnés qui sont les nôtres depuis des siècles. Ici, ni mètre, ni niveau, ni fil à plafond, tout est fait au jugé, en fonction des matériaux tels qu'ils sont. Cette maison paraît terriblement loin de nous, pourtant elle ne date que de 1944.
Le maître charpentier porte en lui le dessein et la vision de l'ouvrage, une somme dans laquelle finalité et moyens se partagent le même temps.
Voici le maître charpentier. Agé et grand, de belle prestance, toujours vêtu d'un gilet noir par dessus son ample chemise, Ousta Hassan Mansouri, « Maître » Mansouri. Si la maison avait des yeux, elle aurait les siens, pétillants et malicieux. Elle a déjà sa silhouette, arquée puis redressée vers le ciel, avec le même bonnet de laine pointu. Ousta Mansouri, qu'est ce qui a changé pendant votre vie de charpentier, demande-t-on à cet homme qui n'a plus construit de telles maisons depuis quatre décennies et qui survit maintenant en faisant des jouets en bois? « Rien , je n'ai rien changé à ce que faisait mon père, et avant lui mon grand père. Si vous voulez vraiment démonter cette maison, il faut que je sois à côté pour donner les ordres, sinon vous allez tout faire à tort à travers et tout casser ». Ousta Mansouri est très sceptique sur ma compétence… à juste titre !
Figure 17 : en haut Ousta Mansouri (au premier plan) , Ousta Safernejad et moi pendant le démontage (photographie Céline Allaverdian). ; en bas Ousta Mansouri consolide l'escalier de la maison( photographie Baba Zirak)
A force de vivre avec la maison – elle a maintenant fière allure : elle a été soigneusement nettoyée, déblayée –, je l'apprivoise. Mais je ne comprends toujours pas la complexité de la charpente du toit.
Figure 18 : après l'enlèvement des gerbes de paille de riz assurant la couverture, la charpente et le lattage, tissés comme une toile d'araignée dans laquelle se meuvent les ouvriers avec une agilité stupéfiante.
De tels enchevêtrements ne s'imaginent pas, ils se tricotent. Mais selon quelle logique ? Mohamad Safernejad, avec sa serpette qui lui sert à sectionner les inusables cordes de riz qui ligaturent les pièces de charpente, va couper quelques petites branches d'arbrisseaux dans la cour. A l'aide de ces troncs miniature, il me montre comment on constitue deux paires de poutres, que l'on va ligaturer entre elles à une extrémité, au sol et à plat. On va hisser ces quatre poutres au sommet de la construction et les ouvrir comme un parapluie, chaque base libre étant liée au cadre de la charpente, au milieu de chaque façade. Ces deux triangles, disposés en croix, vont constituer les arbalétriers. Il suffit ensuite de rattacher au faîte les quatre arêtiers et l'on dispose de la structure de base, à huit poutres. On positionne ensuite les chevrons, rayonnants depuis le faîte, et les pannes, l'écart entre deux pannes étant la hauteur de travail normale d'une personne. Les poutres chandelles, rayonnant depuis le centre, ont pour fonction de soutenir les pannes et d'empêcher la flexion des chevrons. Cette action se dit « coffrer », car elle s'apparente au contreventement intérieur des façades d'un coffre.
Figure 19 : Ousta Safernejad me montre, maquette à l'appui, le principe de construction de la charpente(photographie Baba Zirak)
A présent, tout est prêt pour le démontage…Lorsque l'on touche n'importe quel point de la construction, l'ensemble bouge. C'est impressionnant. Je vois déjà tout le monde, stagiaires, charpentiers, ouvriers, ensevelis dans l'effondrement de la maison. Je procède à une sorte de contreventement des arbalétriers avec des planches, pour stabiliser la toiture vacillante. Quand je verrai ensuite les charpentiers travailler, je me rendrai compte que mon dispositif les gêne beaucoup sans qu'ils ne manifestent aucune impatience.
Figure 20 : la structure du mur en zagmeh représenté figure 13 apparaît ici après enlèvement du torchis.
Figure 21 : la dépose des chevrons
Figure 22 : après la dépose des chevons, dépose des arbalétriers dont le montage est montré figure 19
Figure 23 : dépose des murs
L'équipe est formée. Le matériel se limite à des serpettes pour couper les liens en cordes, et à des cordes neuves. Au centre opère Ousta Mansouri, il a l'œil à tout, commande discrètement, rassure tout le monde par sa seule présence. Il pilote la descente des chevrons, l'un après l'autre : on les désolidarise du faîtage, on les encorde en haut. On les encorde en bas, on coupe le lien avec la sablière, puis on les descend à terre en faisant coulisser les cordes sur le centre des chandelles. L'agilité des jeunes charpentiers qui grimpent de pannes en pannes jusqu'au faîte pour encorder chaque chevron et couper ses liens, est sidérante. En deux jours, à quatre personnes, toute la charpente est à terre, quasiment sans aucune casse. Dix jours plus tard, toute la maison est démontée. Le figuier, qui en a tant entendu ces dernières semaines, est la dernière trace de l'aventure constructive qui s'est déroulée ici.
Beaucoup de choses se sont passées là. Les jeunes architectes ont appris à vivre avec la maison. Il a fallu leur faire oublier l'ordinateur, et leur faire découvrir que le relevé à l'échelle, manuel, sur place, était la seule façon de pouvoir intégrer la complexe logique interne de la maison, de ne manquer aucune des informations nécessaires à sa compréhension, puis à son remontage ultérieur, et de pouvoir poser les problèmes devant l'objet et non a posteriori sur des relevés et des photographies. Les progrès ont été rapides et fulgurants.
Le choix du relevé manuel mis au net in situ s'est révélé efficace. Les ouvriers pouvaient voir ce que relevaient les architectes, avec quel soin les moindres détails étaient notés et chaque élément même pourri ou minuscule était numéroté. Ayant de la sorte parfaitement compris le but du chantier, les ouvriers furent des Un soir, sous le figuier, l'une des architectes, Pouya Miryoussefi, veut me parler. Nous avons compris, me dit-elle, la façon de relever et d'étudier la maison. Nous pensons être autonome pour la suite des travaux. Néanmoins, une question me préoccupe. Qu'allons nous faire de l'âme de la maison ? Nous trouvons la réponse : si la maison a perdu tous les souvenirs qui l'attachent à la terre de Roudbaneh, demain sur une autre terre, dans le futur musée, elle aura l'âme que lui aura donné l'amour de tous ceux qui ont participé à son sauvetage, par delà les frontières et les différences sociales. Pendant ce dialogue, tout le monde est venu derrière nous, écoutant en silence. Les enfants de Roudbaneh, sans cesse photographiés et filmés, qui se sentent acteurs d'une superproduction hollywoodienne, les jeunes, les vieux…
Figure 24 : après le tournage improvisé d'un film, les enfants de Roudbaneh, acteurs-nés, prennent la pose
Roudbaneh a été un chantier magique, d'inconcevables rencontres. Le fossé entre la classe intellectuelle et les ouvriers du village est d'autant plus considérable que très peu de temps sépare ces deux groupes. Beaucoup de jeunes architectes, ethnologues, étaient eux-mêmes issus de cette classe paysanne. D'abord sceptiques, bien que ne le montrant guère, les ouvriers ont observé ces jeunes intellectuels travailler de leurs mains, décaper les murs, numéroter les poutres. Puis ils ont pris d'eux-mêmes l'initiative de numéroter des pièces qui avaient échappé au relevé, de mettre des repères sur les poutres cassées. Et lorsque l'équipe de tournage de la télévision arriva, les journalistes n'eurent pas un regard sur l'équipe d'intellectuels, sales et au travail, et s'adressa de suite aux ouvriers et villageois vêtus de leurs plus beaux habits pour la circonstance : malentendu, car les chefs ne sont pas sensés être sales, justice involontairement rendue à ceux qui ont retrouvé le génie de leurs ancêtres pour sauver avec soin et amour cette ultime maison de Rudbaneh, première maison du futur musée.
figure 25 :toute l'équipe à la fin du chantier
La supposée inconcevable rencontre d' une population avec son histoire, par delà les clivages entre les représentants du passé rural et la génération moderne et urbaine, a eu lieu ici, à l'ombre du figuier magique au motif du sauvetage de l'ensorcelante maison au chapeau pointu
Marc Grodwohl (2005)
la suite des aventures de la maison de Roudbaneh:
les affres des fondations
la reconstruction des murs en terre
la nouvelle toiture en chaume
(1) BROMBERGER Christian, Habitat , Architecture Société rurale dans la plaine du Gilân (Iran septentrional), Paris, UNESCO (coll. Établissements humains et environnement socio-culturel), 1986. Edition anglaise : Habitat, Architecture and Rural Society in the Gilân Plain (Northern Iran), Bonn, Bonner Geographische Abhandlungen (Heft 80), 1989.
Annexe: Album du chantier