Vient de paraître : La route des vins d’Alsace
Une enquête sur le paysage de Marc GRODWOHL
Photographies de Frantizek ZVARDON
264 pages
Editions du Signe. Strasbourg. Novembre 2010
Décembre 2010: Orschwihr entre Pfingstberg à gauche et Bollenberg à droite. Derrière le col, Westhalten entre le Zinnkoepfle à gauche et le Strangenberg à droite.
Comme son titre ne le dit pas…le texte de cet ouvrage est un essai sur le paysage du vignoble, son mouvement historique et ses représentations contemporaines.
Première collaboration entre l'artiste Frantisek Zvardon et moi, l'ouvrage « Les Alsaciens » est paru aux éditions de La Nuée Bleue en octobre 2009, grâce à la forte implication de Bernard Reumaux dans un projet d'exception qui visait à « rendre leur dignité » aux groupes folkloriques.
Un an après, c'est aux Editions du Signe que l'on doit un nouveau recueil de photographies de Frantizek Zvardon, consacré aux paysages du vignoble alsacien. Le texte m'en ayant été confié, j'ai entrepris une enquête de terrain que l'ouvrage restitue sous forme de treize récits. Toute prétention à la synthèse serait prématurée, pour cette recherche que j'aimerais poursuivre et approfondir. Contrairement à ce qu'on pourrait attendre, le sujet du paysage viticole alsacien n'est pas beaucoup exploré. Je me suis efforcé de le saisir par touches, rapprochant le matériau historique rassemblé surtout par Claude Muller, l'observation du terrain (au sens culturel) et ce qu'en disent les vigneron(ne)s. Ces paroles ont été captées au vol et au hasard des rencontres sur les chemins des collines, et lors d'entretiens préparés par Jean-Marie Stoeckel, meilleur sommelier de France et fin connaisseur de l'écologie du vignoble.
A entendre ceux qui l'habitent, le paysage contemporain est essentiellement le lieu de convergence des pratiques naturalistes de vignerons de plus en plus nombreux. Le passage aux méthodes des agricultures biologique et biodynamique est bien mesurable, car elles sont strictement normées. Néanmoins, ce ne sont pas elles qui déterminent les changements fondamentaux du paysage, du moins elles ne font pas un système uniforme qui remplacerait le système précédent.
« Bios » homologués et « bios dans la tête » construisent le paysage à partir de leurs propres représentations de la beauté ; aussi, une grande diversité de microsites résulte des différences de traitement des sols, de la préservation ou non des terrasses de pierres sèches et des haies buissonneuses, de la plantation d'arbres fruitiers ou pare-soleil etc., du rognage des feuillages au carré ou du laisser-pousser. Parallèllement à la poursuite de remembrements et de remodelages qui lissent l'ancienne complexité des petites parcelles et terrasses, on voit s'opérer de nouvelles divisions « jardinières » reflétant chacune l'idée que le vigneron se fait de sa responsabilité terrestre. Les uns se conçoivent comme les gardiens d'un équilibre entre le sauvage et le cultivé, reconnus comme des sphères distinctes et conciliables. Les autres deviennent par certains aspects des cueilleurs : ils laissent l'écosystème évoluer le plus spontanément possible, le couvert végétal s'adaptant aux nouvelles conditions climatiques. Espace de production économique évidemment, beauté prédéterminée par l'imagerie dominante assurément, le vignoble se révèle de façon plus inattendue comme un laboratoire du développement durable.
SOMMAIRE ET EXTRAITS
Introduction
Extrait : « La Route des vins de Frantizek Zvardon ne se contorsionne pas pour répondre à l'attente d'un pittoresque sinueux et convenu. Les stricts alignements des vignes peuvent aussi prolonger de façon troublante les tombes ordonnées des nécropoles militaires et des cimetières des moines. Les vivants ne sont pas en reste, dans leurs automobiles à la queue leu leu sur routes et ronds-points. Ces réalités pourraient être triviales, et néanmoins elles sont transcendées par l'omniprésence d'un ciel pourtant peu ou pas représenté, c'est la loi du genre. Sur ces vues de la terre, même les plus aplaties, les projections de nuages et illuminations nous libèrent des deux dimensions du cadre. Notre propre représentation du paysage s'affranchit dès lors du pittoresque, rejoignant la pensée des Persans quand ils désignent ainsi certains beaux endroits : « la moitié du monde ». Cette formule réunit la terre et le ciel -d'autres diraient la Création- dans une même sphère, offerte au regard à l'endroit précis où la moitié terrestre et la moitié céleste sont également belles et où chacune se saisit comme le reflet de l'autre.
Comment habiter ces images ? Il n'est de meilleur et de plus facile chemin que d'apprendre auprès du vigneron. J'ai retracé dans ces pages un apprentissage sur mon propre sentier. Tous les vignerons rencontrés m'ont répété une même vérité : le seul bon chemin est le vôtre. Dans un village, ce sont des centaines et peut-être même des milliers de kilomètres qui sont parcourables à pieds si l'on compte le développement linéaire des rangs de vignes qui tous mènent aux quelques mêmes maisons. Le vigneron le sait, quel que soit le chemin que vous emprunterez, il le connaît et vous reconnaît à travers lui. Lui seul compte. Le vignoble est un jardin philosophique mis gratuitement à votre disposition ».
La vigne de l'écrivain
Extrait : « Comment s'appelle cet endroit ? Il réfléchit, pour retrouver ce mot qui n'est plus prononcé depuis si longtemps, mort avec le cheval oublié, il resurgit enfin. On disait le Schriwer, mais il ne sait pas comment le lieu est nommé aujourd'hui. Il faudrait se renseigner à la mairie. Nous les vieux, dit-il, n'avons plus le temps d'apprendre à « aller avec l'ordinateur ». « Schriwer »? On peut traduire ce mot, Schreiber, littéralement par « celui qui écrit ». Cette parcelle fut-elle à un greffier –greffe, encore un mot qui renvoie au travail de la vigne- ou un vigneron lettré, à qui l'on doit l'un ou l'autre de ces comptes, jugements ou chroniques que l'historien Claude Muller est parmi les rares à pouvoir lire et comprendre ? Le vigneron âgé qui suit aujourd'hui les lignes de cette vigne, ne se préoccupe plus de qui les a écrites. Les phrases sont à présent prisonnières des ordinateurs, elles ne sont plus les siennes ».
La montagne de la Grande déesse
Extrait : « Pierre Meyer propose, comme beaucoup de ses collègues, un mode d'appréhension du paysage. Sa parole habite les formes familières que l'on ne regarde plus, sinon pour les trouver belles ou naturelles sans y penser davantage. Le soleil levant illumine la « montagne scintillante ». La « citadelle du soleil » désigne parfaitement le Bollenberg, lorsqu'on y contemple le spectacle de l'astre allant reposer en son tombeau, alors que juste en contrebas et pourtant si loin de notre solitude, Orschwihr est déjà plongé dans l'ombre des montagnes. On ne voit plus le paysage de cette partie du vignoble alsacien de la même façon, avant et après que Pierre Meyer n'ait, s'armant de courage pour proposer une interprétation, en réalité ouvert son cœur. Car en recherchant et étayant les traces d'une civilisation idéale qui fut ici, il donne à envisager que peut-être la barbarie n'est pas inéluctablement écrite dans la destinée humaine. Les courbes érotisées des montagnes et collines suggèrent une société à nouveau douce une fois advenu le règne de la femme, la Grande déesse, après tant de persécutions. L'horreur ici même, car Bollenberg a la réputation sulfureuse d'être un lieu de sabbat de sorcières ».
La citadelle du soleil
Extrait : « Sur la chapelle du Bollenberg, une plaque toute récente signale au passant qu'il se trouve sur un des « lieux mythiques du Rhin Supérieur ». On peut y lire, au-dessus des logos des nombreux organismes publics qui l'ont financé et cautionné, ce morceau de bravoure : « Une fois par an pendant la soirée du 14 août (la colline) devient le théâtre d'un rituel qui attire de nombreux pèlerins de toute la région. La petite chapelle Sainte-Croix à laquelle on accède par un chemin caillouteux et raide, partant du pied de la colline, est illuminé par du célèbre "feu des sorcières". Ce sont les jeunes du village qui ont constitué un bûcher spectaculaire et qui brûlent le mannequin de la sorcière. Pendant l'année cette colline qui abrite un espace naturel protégé est surtout fréquentée par les randonneurs souhaitant découvrir une flore et une faune méditerranéenne. La chapelle Sainte-Croix plus couramment appelée Chapelle des sorcières était autrefois un lieu de pèlerinage très fréquenté et un ancien lieu de culte ».
Le texte, étonnant à plus d'un titre, décrit une colline qui « abrite » un espace naturel, comme si la seule fonction du milieu physique était celle de tabernacle. L'espace naturel s'en trouve sanctuarisé et d'une certaine façon divinisé, les randonneurs d'aujourd'hui réincarnant les pèlerins d'hier. La déchristianisation en marche suggérée par la carte postale ancienne s'est faite réalité culturelle. Dans cet ordre d'idées le feu de la sorcière, le 14 août, ne se réduit pas à un aimable divertissement gratuit. Il est un moyen d'ancrer l'hésitante nouvelle foi en la Nature dans un passé reconstruit, qui a toutes les apparences de la vérité puisqu'il fait appel à la tradition. Le feu n'annule pas, mais régénère et élève jusqu'au ciel la figure de la sorcière, détentrice du savoir sur les plantes qui guérissent. Le rituel d'aujourd'hui entretient des rapports subtils et informulés avec la popularisation du concept de biodiversité végétale, et son application pratique dans l'agriculture biologique et biodynamique ».
La vallée entre loups et sorcières
Extrait : « Les bans d'Orschwihr et de Soultzmatt se touchent ici. Un chemin monte depuis Soultzmatt, dans la « Vallée noble », à travers des parcelles de vignes qui, au XVIIIe siècle, étaient cultivées en champs. En haut la piste se perd dans les éboulis des terrasses posées sur le grès, réapparaît en forêt comme un « viehweg », un caractéristique parcours des troupeaux, étroit, en cuvette cantonnée sur ses côtés par des rives en pierres empilées pour empêcher la divagation des bêtes dans les cultures. Le chemin vient à surplomber les terrasses d'anciennes vignes, noyées sous les arbres. Les murets de soutènement, imposants, sont en maçonnerie de pierres sèches soignées, intégrant des escaliers permettant de passer d'un niveau à l'autre. Certaines murettes ménagent un renfoncement, une niche où deux personnes pouvaient s'abriter lorsque survenait l'orage. A leur maçonnerie appareillée, on devine que ces constructions datent du XIXe siècle, mais la culture de la vigne y était plus ancienne. Le plan du ban communal en 1760 y montre un vignoble sur une dizaine de hectares. Le lieu perdu est nommé Wolfshaag, enclos à l'abri des loups, en haut du chemin que garde Saint- Wolfgang à l'entrée d'Orschwihr.
Les habitants de la vallée sont de la sorte pris en étau entre les deux terreurs que notre naïveté leur prête, celle des sorcières sur la solitude lunaire du Bollenberg, celle des loups sur les hauteurs du Pfingstberg. Les villages sont loin, la forêt monte ou descend suivant les époques, dans une zone de marnage escarpée où se lisent flux et reflux de deux temps : l'éternité géologique et les quelques siècles d'occupation humaine que nous racontent surtout les vieux documents fiscaux et comptables. Les loups…nous les croisons dans les comptes bien tenus de l'hospice de Gueberschwihr. En 1612, un homme de Rimbach-Zell montre un loup dans les rues du village. L'hospice lui remet deux Schilling. La même année, un autre vient de Soultzmatt pour montrer dans les rues six petits loups qu'il a peut-être capturés au Wolfshaag: cinq Schilling, le record des allocations dispensées par l'hospice cette année là ».
Une archéologie du paysage
Extrait : « (lorsque) le sujet du paysage est abordé avec des vignerons, assez nombreux sont ceux qui entendent et répondent « nature ». Or cette nature là, quasi personnifiée et à laquelle on prête un dessein, est aussi une construction culturelle. Il est douteux que dans les périodes fastes du vignoble, les murets de soutènement des terrasses, par exemple, aient été abandonnés aux prunelliers, aubépines et autres haies, ou du moins que ces dernières aient été un objet de ravissement. De nos jours, l'esthétique de l'abandon -sous étroit contrôle individuel et social- qui nimbe les refuges de la biodiversité n'est pas unanimement partagée dans le vignoble ; elle peut être en conflit avec d'autres représentations du beau que sont la perfection géométrique et la « propreté ». Enfin, ce bref énoncé des difficultés à définir le paysage viticole d'aujourd'hui doit inclure l'art contemporain. Ce dernier bénéficie d'un certain engouement dans le vignoble, montrant une aspiration à transgresser les canons de la beauté naturelle et pittoresque, une rupture aussi avec un langage de signes identitaires régionaux jugé parfois vieillot et détournant du vin les publics de jeunes. Au passage, l'intervention de l'artiste contemporain fait la nique aux langages codés, signaux de reconnaissance entre initiés. Le problème est qu'il faut connaître ces codes pour apprécier les démarches qui prétendent s'en affranchir dans le but estimable d'élargir la jouissance du paysage à de nouveaux « publics ».
Démocratiser l'accès au paysage, tel est le défi concernant l'utilité sociale de la viticulture, ce qui en fait autre chose qu'un groupe professionnel défendant ses seuls intérêts. Cela suppose d'apprendre à lire l'espace viticole comme espace construit et habité, et non une simple comédie d' entracte, dans la tragédie de l'enlaidissement général de la terre. La répétition des mêmes sentiers viticoles circulaires peut inspirer le sentiment qu'on a peu à dire, sinon la technique en amont du vin. Pourtant, les pentes, les terrasses, les chemins, sont autant d'éléments d'une archéologie, pouvant ouvrir l'appétit pour une dégustation de architecture du vignoble. Car en allemand, si l'on veut bien suivre Martin Heidegger, en poète et non en idéologue, le même mot Bauer désignerait le bâtisseur et le paysan, bâtisseur de la terre qu'il habite. Aussi parle t-on en dialecte de « wibau », la construction du vin, pour désigner la viticulture ».
Terrasses
Extrait : « La pensée unique, jouant sur la fibre naturaliste et l'orchestration des peurs écologiques planétaires, réduit l'espace à une notion purement physique, à ras d'une terre totalement vouée aux utilités pratiques. Pour en préserver la biodiversité, des couloirs dits naturels formeront une « trame verte » continue, afin que des espèces estimables comme cricetus cricetus, le grand hamster d'Alsace, puissent retrouver leur dynamisme et pérégriner. Quelle personne sensée s'amuserait de mesures contribuant à la restauration de milieux naturels ? Personne bien sûr, mais l'ambition paraît singulièrement minimaliste. Peut-être faut-il sortir du champs clos des milieux naturels pour s'engager dans la restauration de tous les milieux habités, ceux de cricetus cricetus et ceux de l'homme en société, avec pour désir de reconstruire le paysage comme une totalité physique, biologique, certes, mais aussi culturelle et pourquoi pas tolérante à la spiritualité. Or, l'expérience montre qu'institutions et pouvoirs éprouvent des difficultés à penser cette totalité sans laquelle, pourtant, l'humanité à autant de souci à se faire que cricetus cricetus.
Dans le temps présent, le vigneron, même isolé, est l'un des rares individus qui puisse agir concrètement en faveur de cette totalité harmonieuse et faire corps avec elle, dans une certaine mesure. Les circonstances l'ont placé dans une position depuis laquelle il a, plus que d'autres, le désir, les moyens et l'espace pour agir. Personne n'est obligé d'acheter son vin. Mais c'est lui qui, gratuitement, met à disposition de tous ce que les économistes dénomment le « service collectif aménitaire » c'est-à-dire la création d'un espace public « amène, agréable, procurant du plaisir ». Ces aménités constituent un bien commun, d'accès gratuit et appartenant à tous. Beaucoup de vignerons, porteurs de convictions, s'investissent dans la création de ces biens communs, bien au-delà de cet honnête jardinage écologique de leurs vignes qui est déjà beaucoup ».
Des échalas de toutes les couleurs
Extrait : « (…) chez un « bio » précurseur et unanimement respecté, Jean-Pierre Frick à Pfaffenheim : « Il faut savoir de quoi nous revenons. Je me souviens que dans les années 1960, 65, on troquait 7 ares de vignes pour un are de champ. Puis il y a eu le virage de 1972, l'extension du vignoble, la course aux rendements et au machinisme, la flambée du foncier. Vraiment, cela ne me donnait pas envie, étant jeune, de reprendre l'exploitation paternelle. Au contraire, cela m'a poussé vers l'écologie, et j'aurais pu me retrouver un jour fonctionnaire à compter les orchidées protégées du Strangenberg. Les rencontres m'ont fait saisir que je pouvais être beaucoup plus efficace en étant vigneron. Un des premiers vignerons bios de Suisse en 1976 était aussi musicien, il m'a appris la stimulation de certaines protéines par les rythmes musicaux. Une chanson très populaire sur les cerisiers aurait favorisé le boom démographique du Japon après Hiroshima, la mélodie de son refrain neutralisant les inhibateurs du spermatozoïde. Lorsqu'un pionnier du bio dans le vignoble de Roufach, Henri Bannwarth, disait que les oiseaux étaient essentiels dans le vignoble et pas seulement parce qu'ils mangeaient les insectes, je n'avais plus envie de rire. J'ai compris que si je reprenais le vignoble en le convertissant à la biodynamie, je ne m'ennuierais jamais. De plus, l'accident d'Eugène Meyer à Bergholtz en 1969 a fait réfléchir quelques uns d'entre nous : il s'était empoisonné avec ses produits et avait perdu la vue pendant plusieurs semaines. On ne pouvait plus ignorer que l'agriculture que nous pratiquions était dangereuse pour les autres et pour nous. L'immédiate conversion d'Eugène Meyer à la biodynamie a montré des résultats convaincants. Il est vrai qu'aujourd'hui, les "bios" sont encore minoritaires. Nos pratiques peuvent heurter une esthétique dominante de l'ordre et de la propreté. Nous, les "bios", sommes sensibles au bourgeon terminal de la vigne, et ne pratiquons pas le rognage au carré. Les sarments pendouillent, ça ne fait pas propre au regard de ceux qui traitent et pratiquent des rognages paysagers. La représentation dominante du beau, c'est l'ordre, le lisse, le droit et mince, la transposition dans le paysage de la dictature des canons de la beauté, comme les humains des photos de magazines. La beauté, est-ce cette frénésie d'identification de chacun à un modèle unique et impossible ? On pourrait le croire, à voir des clients heureux d'avoir trouvé eux-mêmes un goût de violette au vin et de prouver par là leur intégration sociale et leur soumission à la norme des arômes canalisés. Nous n'avons pas besoin de ces modèles monoculturels si nous sommes nourris intérieurement. Quand j'en prends le temps, je vois dans l'herbe de mes vignes trente variétés végétales différentes ; elles m'offrent une musique intérieure, quand le soleil et le vent les mettent en mouvement comme les instruments d'un orchestre. Non, je n'ai pas besoin de gagner plus d'argent pour acheter toujours plus de fourbi technologique, je veux du temps " fer s'luega", pour regarder, "ratscha" (converser), "wi versuacha" (goûter le vin) ».
Eaux
Extrait : « Gueberschwihr est l'un des endroits où l'on saisit le mieux le système capillaire du vignoble. En bas, la plaine : le village n'avait pas accès aux terres et pâturages qui s'y trouvaient. Ensuite une montée de plus en plus accentuée, pour parvenir au petit plateau marqué par le chemin principal reliant les villages entre eux. Les plus belles maisons –et les plusieurs châteaux et maisons-fortes – de Gueberschwihr sont de part et d'autre, sur près de 500 mètres de long. Le village étant parfaitement centré dans son territoire, il est à la jonction d'un vignoble sud et d'un vignoble nord, séparés autrefois par un cordon de champs maintenant urbanisé. Côté montagne, les ruelles étroites des petites gens escaladent une pente toujours plus forte jusqu'au plateau-belvédère qui borde la faille de Marbach, en longeant le front des falaises gréseuses et des carrières par un chemin continu depuis Pfaffenheim jusqu'à Husseren -les-Châteaux, qui passe ainsi au large des villages.
En recourant aux plans du XVIIIe siècle, on comprend que le chemin de la mi-côte du vignoble est la dorsale vers laquelle convergent tous les chemins de travail et de vendange. Aux deux extrémités, les étroits goulots des portes barrent la rue. Après elles, le réseau se divise à nouveau en branches multiples irriguant toutes les rues et venelles. Chacune de ses terminaisons doit passer par un nouveau goulot, celui du porche d'entrée de la maison, pour à nouveau se ramifier vers l'étable et l'écurie, le pressoir, la cave, la maison enfin. Le village et le territoire sont organisés, en conséquence, en deux systèmes capillaires symétriques et distincts, communiquant par deux points, les portes en bout de la rue principale. De même, le village et chacune des maisons forment des réseaux connectés par les porches d'entrée voûtés et répétitifs de part et d'autre des rues, exactement comme les deux rangs de tonneaux, terminaison du système, se font face dans la cave. Le vignoble de Gueberschwihr, exemplaire, nous montre deux structures, l'une horizontale et fonctionnelle, l'autre verticale et symbolique où prédominent les courbes. Les arcures des vignes, les portes de village, les porches des cours, les ovales des tonneaux, sont les modules ronds dont la répétition produit un espace continu, de l'extérieur à l'intérieur, du vivant à la pierre ».
L'arbre et l'oiseau
Extrait : « (…) l'album des vendanges. Sur chaque photographie, et plus encore sur celles du rituel de l'immersion des jeunes vendangeurs dans la fontaine sur la place, les gens rient. Au centre du bassin octogonal de cette fontaine, une colonne datée 1876 porte la statue d'un enfant au corps drapé, adossé à un pied de vignes dont il cueille la grappe terminale comme pour l'offrir au ciel. Un thème profane, qui varie des sujets religieux plus fréquents. Le personnage, aux prétentions antiques, est surnommé « Rabseppala », le petit Joseph –« Seppi »- des vignes. Dans le passé mythique tous se prénommaient Joseph. Les petits vignerons d'ici, et de plus au nord encore, parvenaient à maintenir voire arrondir leur patrimoine en allant travailler aux Mines de potasse. Ils descendaient sous terre, de 600 à 1100 mètres, pour attaquer les deux couches de minerai rose comme les pêchers, pris entre des couches de sel gemme. Les deux mers, celle d'avant et d'après le soulèvement des Alpes, étaient là intactes, sous les sédiments calcaires des surfaces où prospère le muscat de Voegtlinshoffen. Ils remontaient « au jour » l'engrais dont les vignerons firent largement usage. Ces mineurs-vignerons étaient l'alpha et l'oméga de la terre humaine dont ils savaient tout. Pour les distinguer des autres, les Alsaciens des champs à choux, les Polonais et les Italiens, on les surnommait « Rabseppi », les Joseph des vignes. « Seppi » n'est pas seulement un surnom collectif. Saint Joseph le charpentier est le patron des artisans du bois, et le vigneron est artisan, architecte du bois vivant. Selon un dicton traditionnel, la taille, premier des gros travaux de la conduite de la vigne, devait être achevée à la Saint-Joseph (19 mars). On ne sait pas comment « Rabseppala », modèle de la fontaine du village, a grandi. Enfant, il était laïc avec sa couronne de feuilles de vignes. C'est peut-être lui, vieilli, que l'on retrouve au centre du rond-point de sortie du village, taillé dans un grand bloc de grès rose. Avec le temps, il a gagné trois nez, bouches et yeux supplémentaires, puisqu'à l'inverse de son petit aïeul qui s'amusait des transparences du raisin dans le ciel, lui tourne ses regards vers chaque point cardinal, en réalité vers nulle part, trop bas pour le ciel, trop haut pour la mer urbaine en furie de Colmar. Tout cela lui a fait perdre sa grâce enfantine, même si personne n'a jusqu'à présent osé doter ces Bacchus et Janus hybridés de barbes et moustaches ».
Sous la terre
Extrait : « Gaston Bachelard a dit ce que le souvenir de cave construit de notre être intime, enfantement et destinée, ventre de la maternité et tombeau, siège des ramifications les plus obscures de la pensée. La pensée du philosophe a des correspondances ethnographiques anciennes et vérifiables. Sans trop y porter attention, on connaissait la mention du prédicateur Geiller von Kayserberg (1517) d'une coutume d'inhumation des placentas des nouveaux nés sous l'escalier, c'est-à-dire dans la cave quand il en existe une. Pratique qui, soit dit en passant, existe aussi dans l'Atlas berbère. Il y a peu, des chercheurs allemands ont analysé les contenus de poteries trouvées enfouies, entières et apparemment vides, dans le sol des maisons de nos régions. Jusqu'à présent, on réglait rapidement le sort de ces pots en les attribuant à des rituels inauguraux propitiatoires. Or les analyses récentes ont conclu que ces récipients avaient contenu des placentas…
L'analogie entre le ventre maternel et la cave sort renforcée de cette découverte récente. Elle a sa place comme fin et recommencement du cycle de la vigne et du cycle du vin métaphore du cycle humain, fécondation, naissance, mort, renaissance (…) ».
Sous le ciel
Extrait : « Les sons reviennent par vagues dans la rue ensoleillée. Les yeux sont mi- clos, juste assez ouverts pour en distinguer la montée étroite en coudes. Les maisons ne sont pas toutes pomponnées et bichonnées, beaucoup ont leurs vieux crépis tendres et moelleux, des verts, des roses, des ors passés. Là est l'échoppe du tailleur, sur le chemin de l'école. Au-dessus de sa porte, un joli oiseau blanc façonné dans le crépi tient une tulipe dans son bec, sur fond de ronronnement de machine à coudre. De la fenêtre du bistrot s'envolent des mots virils et chocs de poing sur la table, comme il sied aux parties de cartes. Dehors, les vieux sur leurs bancs devant la porte s'exposent, regardent et papotent avec ceux qui passent ou sortent d'un bavardage dans la boutique du cordonnier. D'un banc à l'autre, on compare l'avancement des tricots. Aux fenêtres, des mères houspillent leurs enfants qui courent en tous sens, entre les jambes du charpentier dans ses continuels allers et retours entre l'atelier et l'abri où il tient son bois. Et nous, dit Jean-Marie, au moment où les yeux de ses hôtes se rouvrent sur la rue déserte et silencieuse, nous étions les vignerons qui habitaient en haut de cette rue. Notre attelage à deux chevaux se frayait un passage au milieu de tous ces gens ravis de les voir gravir la côte. Nous rentrions dans notre maison ».
Les lyres d'Andlau
Extrait : « (Il faut) revenir sur ces mots « paysage », « environnement » et « nature ». Ils désignent souvent le même sentiment dans le langage ordinaire ; les propos de plusieurs vignerons rapportés jusqu'ici n'échappent pas à cette apparente confusion. Si ces mots sont flous ou ambivalents, dans l'univers sémantique si foisonnant et précis de la viticulture, c'est parce qu'ils recouvrent un essentiel : ce que la relation affective de l'homme et de la femme à leur terre comporte d'obligations au-delà de leurs intérêts propres et immédiats.
Cet essentiel interpelle les consciences, se rattache, suivant le point de vue, aux croyances ou à la Foi. Deux catégories, deux visions de la responsabilité pratique de l'homme sur terre sont en présence, sans s'opposer. Il serait absurde de qualifier l'une de spirituelle, l'autre de matérialiste par exemple, ou de confronter productivisme et naturalisme. Ce sont des groupes de conséquences différentes d'un même rapport au sacré qui s'offrent à nous. Dans le premier, le vigneron –comme l'était plus ou moins tout paysan voici à peine un demi-siècle- est attaché à poursuivre la perfection de l'oeuvre divine. Il ordonne, régule les parts respectives du finement jardiné et du sauvage qui sont chacune de sa responsabilité, par délégation pourrait-on dire. Dans l'autre groupe de pratiques, le vigneron remplit sa part de mission sacrée en ménageant la planète, une forme de jardinage ne jouant plus sur les équilibres de « sauvage » et « domestique » mais sur leur fusion dans un grand tout. Ces pratiques ne produisent pas exactement le même paysage, car n'obéissant pas aux mêmes représentations individuelles du beau, du naturel, du propre etc. Cependant tous ces vignerons, quelle que soit la responsabilité qu'ils endossent, connaissent et aiment les mêmes fleurs, les mêmes oiseaux et les mêmes cieux. Les bases de connaissance scientifiques et la nouvelle dimension spirituelle passant par un écologisme plus ou moins revendiqué ou inavoué leur sont communes. Ce que chacun fait, dans sa vigne, du fonds commun de savoirs et de croyances relève dès lors de la compétence artistique. Celle-ci se libère du secret de la cave, où elle servait le produit, pour investir le paysage, espace public. En adoptant ce point de vue optimiste, nous pourrions peut-être entrevoir les prémices d'une Renaissance que la théorie dominante actuelle sur le paysage tend à masquer ».