« Sür und Siess », le combat de l'aigre et du doux
Une populaire émission culinaire, diffusée par FR3 Alsace depuis 13 ans, vient d'être supprimée sans explications. Cela suscite une réaction inattendue de la société civile, la pétition circulant sur le net ayant déjà collecté 1600 signatures depuis son lancement il y a 8 jours, le 21 octobre. Le véritable évènement est la richesse des commentaires des signataires, livrant un panorama, instantané et souvent tonique, de ce qui fait réellement patrimoine dans la société contemporaine. Cette réalité vient se confronter à la dramaturgie de « La gastronomie française, patrimoine mondial de l'humanité ».La gastronomie française, candidate au patrimoine immatériel mondial de l'humanité, soit. On peut tout dire et son contraire sur une proposition que d'aucuns ne manquent pas de brocarder pour indécence. Qui a accès socialement, culturellement et économiquement à la gastronomie ? Quel sens donner à l'idée de surplus qu'elle évoque, dans un monde famélique ? On peut aussi, à raison, faire valoir les bénéfices pédagogiques attendus de la démarche encore plus que de son résultat, en termes de promotion de l'artisanat, de l'agriculture de qualité et de proximité, de santé publique même. En réalité, ce qui gêne est que l'on parle de gastronomie, et française, dans une scénographie impliquant le plus haut niveau de l'Etat dans une construction élitaire. On aurait aimé que fût évoquée, aussi, la cuisine, la culture alimentaire, en leur reconnaissant plus explicitement leur fonction essentielle de transmission de savoirs et d'âme : transmissions familiales, emprunts aux cuisines d'ailleurs aujourd'hui comme hier, combinaison en mouvement d'héritages, de créativité et d'adaptabilité aux rythmes de vie, aux approvisionnements, aux pratiques sociales nouvelles.
Mais là n'est pas le motif de notre étonnement, et qui du reste s'étonnera encore de ce curieux paradoxe : les monuments historiques majeurs, dont on sait combien ils ont été constitutifs d'un discours sur l'unité de la Nation, font l'objet de tentatives de transfert aux collectivités territoriales. C'est une question de ressources financières, certes. Mais derrière toutes les bonnes raisons techniques évoquées, c'est bien une construction de l'identité nationale qui se démantèle devant nous. Aussi, la reconstruction idéologique de la nation par patrimoine gastronomique interposé trahit-elle une difficulté du pays à se penser et à se représenter aussi en lui-même, à lui-même, en se construisant avec la richesse des matériaux réels issus de la diversité de ses pratiques et inventions. L'appel à l'Unesco pour légitimer cette abstraction nationaliste est malvenu. Ce n'est assurément pas l'intention des promoteurs de la candidature, mais l'association est vite faite avec l'idée que les pratiques alimentaires « exogènes » sont une sorte de mal, rongeant la substance du pays de l'intérieur, attaquant biologiquement chaque individu.
C'est dans ce contexte trouble que l'on peut tenter de lire un drame local. Depuis 13 ans, FR3 Alsace diffusait chaque samedi une émission dialectale « Sür und Siess » dont on peut traduire librement le titre en « Aigre et doux». Le cadre en était une cuisine, dans laquelle officiaient trois personnes. La productrice et présentatrice Simone Morgenthaler. Une personnalité invitée, et à cet égard le choix était éclectique : d'un samedi à l'autre, des sensibilités, des cultures, des professions différentes se succédaient. On découvrait cette personne, le sens qu'elle donnait à son travail, à ses engagements dans la vie collective. Elle parlait d'un plat, pas nécessairement régional, sur lequel elle avait à dire. Un chef réputé, Hubert Maetz, préparait pendant ce temps le plat correspondant. C'était simple, joyeux, bien vu dans une alliance très fluide entre l'ici et l'ailleurs, l'avant et le maintenant, la sphère privée des individus et un idéal de sociabilité. Le côté démonstratif de la prestation du cuisinier rendait la chose intelligible, tendre et amusante même pour des non dialectophones. Ceux, dont nous sommes, qui ont pu être parfois agacés par le côté lisse, gentil, du propos, doivent convenir que cette émission rassemblait toutes les générations autour d'un bonheur de vivre en région, sans pathos identitaire ou isolationniste.
A la rentrée, cette émission a été supprimée sans que sa réalisatrice n'ait même eu la possibilité de dire au revoir à ses spectateurs. Cette émission était pourtant la plus populaire de l'édition régionale. Comment un Etat peut-il réclamer la sacralisation par un tiers de la patrimonialité de sa cuisine, et simultanément dénier aux citoyens la reconnaissance par la télévision publique de leur goût, de leur créativité, de leur rapport culturel et affectif à l'alimentation ?
La contradiction ne sera pas relevée. Un quotidien régional annonce l'escamotage de l'émission le 17 octobre, en se satisfaisant du silence des responsables de la station. L'occasion était ratée, une fois de plus, de poser un débat sur ce qui fait culture régionale, en quoi cette culture peut être relayée et enrichie au sein de chaque foyer, en quoi elle se co-construit avec l'Autre. Les intellectuels sont restés silencieux, la régionalité, « la bouffe… », vulgaires flatteries des sens. Les réactions politiques, ne sont guère audibles. Qui ira se mêler de ce qui, après tout, relève de la gestion interne d'une entreprise de presse que l'on courtise et redoute, car c'est en général une bonne télévision d'information locale à laquelle le courage n'a pas fait pas défaut, en certaines circonstances, et nous lui en sommes reconnaissants. Mais plus fondamentalement, comme en témoigne une motion du Conseil général du Bas-Rhin, la réflexion sur la culture régionale est recroquevillée dans la seule dimension linguistique. Essentielle, mais minoritaire, et ouvrant la brèche à l'extrême droite.
Ce qui n'est même pas une conspiration du silence, seulement une démission de tout débat public sur ce qui fait effectivement patrimoine pour une population, laisse un vide. On ne s'étonnera pas de ce que le Front National se saisisse de l'affaire sur son blog dès le 20 octobre, en déplaçant la focale : « Encore un coût bas (sic!) porté à la transmission de notre culture alsacienne », suppression d'un «véritable symbole de notre culture auquel le patrimoine culinaire alsacien figure » et autres litotes démagogiques battues et rebattues, concluant par l'annonce du lancement « dans les jours à venir une pétition pour la défense de la culture alsacienne afin que la direction de France 3 Alsace rende le plus rapidement possible cette émission aux Alsaciens ».
Sans relation avec cette annonce, dès le 21 octobre, une pétition ne devant rien au FN et tout à la société civile, commence à circuler sur les messageries électroniques des uns et des autres. Son initiatrice est une citoyenne "ordinaire", picarde d'origine, mariée à un alsacien, habitant...New York. 8 jours après son lancement, la pétition a déjà collecté 1466 signatures, dont un grand nombre assortis de commentaires et de prises de position. A côté de quelques aigreurs haineuses, reprenant le thème d'un « peuple alsacien » éternelle victime du parisianisme, et parfois pire, on ne peut qu'être admiratif devant l'intelligence de beaucoup de remarques qui donnent, on a envie de dire « enfin », substance à la notion de patrimoine régional, en tant qu'espace de construction d'un milieu de vie ouvert et moderne. Qu'on en juge d'après cette série de témoignages sur la transmission intergénérationnelle et familiale: « La meilleure mémoire c'est celle du palais, c'est ce que me disaient ma grand-mère et maman quand elles s'ingéniaient à réaliser des recettes de cuisine déjà élaborées par leurs aieulles. Elles cuisinaient en alsacien, elles lisaient les recettes transmises en allemand, cela sentait bon, le résultat était tout simplement génial. »
« Le rendez vous du samedi était incontournable et nous avions à chaque fois l'impression de faire partie de cette belle famille ».
« La langue régionale et nos anciens, on y pense ? Eux aussi regardent la télé..
«Permettez lui d'exister encore, que les grands-parents, les parents, les enfants, les petits-enfants puissent profiter de son sourire, de sa bonne humeur »
« Cela fait depuis tout petit que je suis cette émission, même a l'époque ou mamema grand'mère) vivait encore, c'est un peu le rituel.
Simone apporte cette gentillesse et la chaleur alsacienne. Je suis un amoureux de l'Alsace et l'Alsace sans Simone Morgenthaler sur France trois avec ses recette et ses invités ben c'est comme une choucroute sans choux!!! »
« Le concept de Sür un Siess est à la fois simple et concret; il touche évidemment le téléspectateur dans sa relation avec la gastronomie, la culture, l'humain, au delà des frontières linguistiques et culturelles »
L'attachement à une transmission, au respect de toutes les classes d'âge, s'élargit lorsque des scripteurs montrent comment l'émission reconstruisait un sentiment d'appartenance régionale, à travers l'invitation de personnalités diverses, généralement hors « Nomenklatura ». De simples citoyens, pas nécessairement d'origine locale et qui, à travers leurs engagements, transformaient positivement le rapport d'une société à son territoire, en fédérant par la conscience, la générosité, tout le contraire des épouvantails identitaires : « Pour une fois qu'une émission touchait toute les tranches d'âge. Cette émission avait non seulement un intérêt culinaire certain, mais ouvrait également l'esprit des gens sur la diversité des personnes habitant l'Alsace et très important, sur la préservation de notre dialecte ».
« De plus cette émission faisait découvrir tout un monde, autrement bien anonyme, d'intellectuels certes, mais d'artisans auxquels le regard plein d'amour et de générosité de Simone savait donner toute sa saveur ».
« La seule émission qui nous fait découvrir des personnes simples, mais qui sont mises en valeur à travers cette émission ». « Retour impératif de l'émission pour sa qualité humaine, son dynamisme, notre culture alsacienne, avec toutes ces personnes présentées qui ne sont pas connues mais qui méritent que l'on partage leur savoir , leur don de soi ».« Cette émission, par le biais de l'invité, permettait entre autres de découvrir des personnalités alsaciennes méconnues ainsi que leur parcours ». « En plus de la cuisine cette émission permettait aussi aux invités, d'aborder en toute liberté et dans un climat convivial, des questions plus générales concernant la nature, l'action citoyenne, dans mon cas, la relation avec d'autres peuples etc. ». Et, pour conclure ce choix de citations : « En cette période de crise, ne pouvons-nous pas laisser un peu de bonheur ? » et «Pourquoi enlever aux gens ce qui leur donne des énergies positives dans leur tristes vies...? »
Les scripteurs s'élèvent contre la disparition de quelque chose qui, ils l'argumentent, n'était pas réductible à la relation binaire d'un écran de télévision et d'un spectateur. A cette heure là, les postes de télévision des beaux et moins beaux quartiers, des grands ensembles aux lotissements, configuraient un espace social réel et joyeux, non xénophobe, au plus près du patrimoine immatériel de l'humanité, au plus loin des représentations dramatiques du pouvoir.
Marc Grodwohl
30 octobre 2008