Une affaire de cœur(s)

La précédente  chronique déplorait la destruction d’une maison Renaissance présentant un ensemble exceptionnel de peintures murales. Nous en dénoncions la brutalité et les nombreuses conséquences. Tout s’est passé comme si la commune, propriétaire, avait mené cette démolition –en toute connaissance de l’intérêt majeur de ce monument- comme un bien privé, dont elle était libre de disposer indépendamment de l’opinion de nombre d’habitants et des intérêts à moyen et long terme de la communauté.

Car il y a plus qu’une nuance entre une propriété publique et un bien public (ou « commun »). La première renvoie à un statut juridique, alors que dans la seconde le terme de « bien » prend tout son sens de bénéfices pour tous : habiter un bel endroit en jouissant de la vue de  choses agréables, partager une certaine fierté avec les autres habitants, être réunis à eux par la découverte de l’histoire du lieu où ils vivent,  qu’ils en soient natifs ou non. Cette notion de bien commun est aujourd’hui centrale, car elle se heurte à deux forces contraires : celui de l’individualisme exacerbé (la propriété et le pouvoir de la détruire est la dernière chose offrant prise dans un monde dont la complexité nous échappe) et une difficulté croissante à nous entendre les uns et  les autres sur ce qui est beau et intéressant.

La désolation n’est cependant pas de mise à chaque instant. Certains voient les étoiles et laissent celles-ci guider leur cœur et orienter leur action. C’est ce qui s’est passé à Obermorschwiller, au même instant que,  pas loin de là, une commune détruisait avec une sorte de jubilation les fresques Renaissance dont il a été question.  A Obermorschwiller aussi, il s’agit de peintures murales. Ce beau village a été métamorphosé par des restaurations réussies, réalisées autant par  des descendants des vieilles familles locales que des nouveaux arrivés,  au cours des trois décennies écoulées. Bien sûr, il reste encore des maisons anciennes en situation instable. Sur la ruelle qui monte vers le clocher fortifié de 1267 donne une maison à pan-de-bois dont tous les murs intérieurs, de la cave au grenier, sont décorés de motifs géométriques. L’origine de cette décoration est énigmatique. L’artiste a en quelque sorte annoncé son programme au passant. Sous une fenêtre, trois panneaux extérieurs en blanc, vert, rouge et jaune alternent le même motif de cœurs et d’étoiles.

D’année en année, ce panneau se dégrade, de moins en moins protégé par une toiture affaiblie. Ce n’est pas grand-chose, moins d’un mètre carré de couleurs vives, d’un motif intrigant, d’une singularité qui attire l’œil et l’amuse car il donne envie de jouer. Trois fois rien, mais une rareté que des habitants du village ne supportaient plus de voir retourner en poussière. D’autres se seraient désolés, invoquant le fait que c’est un bien privé et que son propriétaire « n’avait qu’à » s’en débrouiller. Eux, elles et eux, en ont décidé autrement. Ils viennent de réparer la toiture au-dessus du décor pour la protéger, et s’attaquent maintenant à sa restauration scrupuleuse.

Curieusement ce n’est qu’un de ces jours derniers, également, que j’ai eu le fin mot d’une autre histoire de cœurs(s). La conversation portait sur le village de Kiffis et de là, sur un de ses habitants aujourd’hui décédé, François Muller. Ce dernier était de passage à Hundsbach, au moment où un propriétaire crépissait à neuf sa façade. Or celle-ci était décorée de motifs de cœurs bicolores –un symbole d’union conjugale dans l’amour de Dieu- qui allaient disparaître lors de ce ravalement. François Muller pria le propriétaire de tout arrêter –ce que ce dernier accepta- et revint le lendemain avec un ami artiste, Jacques Schuller, qui restaura fidèlement les motifs d’origine — évidemment gratuitement. Là aussi, quelqu’un avait écouté son cœur et ne s’était pas soucié d’à qui incombait le devoir de sauver ce modeste bijou : le bien commun a primé sur la frontière de propriété.

Ces petites actions discrètes, dont les auteurs ne se révèlent parfois qu’au hasard de conversations longtemps après les faits, lèvent les brumes et font scintiller les étoiles.

 

Marc Grodwohl
Mai 2016

(Première parution dans s'Blättel de l'association pour la sauvegarde de la masion alsacienne n° 4, 2016)

 

Ci-dessus et ci-dessous la peinture murale menacée à Obermorschwiller

 

Restauration de la toiture dans le but de protéger la peinture murale, par un chantier citoyen. Christophe Greder sur l'échaffaudage, Patrick Barré à côté, Damien Foltzer non visible sur la photographie (photographie G. Riss)

Peinture murale de Hausgauen restaurée par Jacques Schuller à l'initiative de François Muller

 

Concernant Obermorschwiller voir aussi:

Obermorschwiller a son circuit de découverte de l'architecture ancienne. Première partie: l'église

Obermorschwiller a son circuit de découverte de l'architecture ancienne. Deuxième partie: l'habitat

Obermorschwiller, restauration de la maison North Jules, Pâques 1978