Illustration du bénévolat

Cet exposé veut, expérience et preuves à l'appui, éclairer le bénévolat patrimonial en tant que force majeure d'engagement citoyen. Il pose la question des rôles respectifs des professionnels rémunérés et des professionnels –ou non – bénévoles. Il a été publié par la revue « Saisons d'Alsace », co-organisatrice du colloque « Patrimoine, richesse ou handicap » qui s'est tenu le 20 septembre 2002 .
 

La question posée est celle du bénévolat, adossé aux mots « patrimoine », « richesse », « handicap ». Je vais dans un premier temps m'interroger sur le sens de ces mots lorsqu'ils sont associés, puis je vais interroger ma pratique à la confluence du bénévolat, du professionnel et de l'économique. En conclusion, je vais renvoyer la question vers votre assemblée pour vous demander si à votre avis il n'y a pas derrière le mot patrimoine une vraie richesse pour la démocratie, dont tout le monde est conscient, sans oser en prononcer le nom. Comme ce colloque est un lieu de débat et que le temps est mesuré, je vais volontairement forcer le trait.
Clarifier la notion de patrimoine dans le cadre de cette question d'aujourd'hui ? L'intervention de Madame de Durfort qui ,à travers l'action de patrimoine sans frontières, donne un sens très fort à la révélation du patrimoine d'enfants en difficultés et à la reconnaissance de celui-ci par le groupe environnant, apporte un éclairage fait d'émotion, de générosité et d'efficacité.
 
Un consensus sirupeux et vide de sens ?
 
Pour autant, le patrimoine est un mot qui recueille aujourd'hui un tel consensus, qu'on ne sait plus du tout quel contenu lui donner, faute d'éclairage dans la plupart des cas où l'on fait recours à lui. Brillant de sucre, le gâteau du patrimoine a aussi quelque chose de collant et de pesant qui dissuade de croquer dedans. Il véhicule, c'est le mot handicap qui appelle ce commentaire, une sorte de charge morale, le boulet d'un péché originel d'une société qui aurait détruit le paradis patrimonial construit par des ancêtres déifiés.
Cette première approche d'un patrimoine qui serait handicapant pose évidemment la question du prix à payer par les vivants, pour honorer ce culte des ancêtres. Enchaîner sur la richesse apporte d'emblée une justification rassurante. C'est vrai, le patrimoine est cher mais dans notre portefeuille d'actions, c'est un peu la valeur sûre touristico- économique. « On n'a pas de pétrole mais on a des idées » proclamait la propagande en 1973. Aujourd'hui, on pourrait dire « on n'a pas d'idées mais on a du patrimoine… »
Ne nous étonnons pas alors que d'aucuns non sans raison puissent voir dans le consensus patrimonial de parole et de façade un vrai handicap du corps social : son incapacité à élaborer collectivement sa modernité.
 
La confiscation de l'histoire et le blanchiment de la mémoire , enjeu des totalitarismes
 
Revenir à ce que patrimoine veut dire ? La reconnaissance, la sacralisation de certaines catégories d'objets du passé relève bien sûr du besoin qu'éprouve toute société d'entretenir un rapport avec ses morts et avec sa propre mort. Cela fait longtemps que les cimetières ne sont plus au coeur des villages et des cités. Et que les chèvres n'y broutent plus et que les gens n'y dansent plus.
Les vieux cailloux et les colombages suppléent à cette familiarité avec la mort. Ils authentifient la filiation avec les ancêtres. Ils remplacement avantageusement les âmes. Au moins on peut les toucher et même les posséder.
 
Il n'y a pas qu'autodérision dans ce propos. L'hypothèse est posée, que la société reconnaît comme patrimoine ce qui est nécessaire à une certaine hygiène mentale collective, et cet entretien de la santé est un peu le propre des démocraties. Ailleurs, les tyrans rasent les maisons et les temples pour interdire aux vivants toute possibilité d'interroger leurs morts. Autrement dit, interdire la dynamique d'un récit historique en permanente évolution, relativisant les idéologies et les sectarismes ?
Ainsi le « patrimoine », faute de cet autre mot qu'il serait urgent d'inventer, est une expression éminente de la richesse de la démocratie. Il en est aussi un terrain d'exercice(s).
C‘est pourquoi l'association des mots de patrimoine et bénévolat débouche très vite sur la notion d'engagement citoyen collectif.
Pour être un bénévole efficace dans l'assouvissement de sa passion pour un site , un monument, etc…,il vaut mieux s'inscrire dans un groupe. Aussi, même si l'on est un bénévole peu investi individuellement dans la réflexion sur la citoyenneté, même si l'action concrète sur la patrimoine est un bon exercice physique qui peut se suffire à lui-même, il n'empêche que l'on est partie prenante d' une initiative citoyenne de groupe. Et à travers cela, le patrimoine objet de l'attention du groupe devient le support d'une parole diversifiée sur l'histoire, et avec les mots que sont les objets, se construit un discours historique qui n'est pas abandonné aux seuls professionnels de l'histoire.
Evidemment le taux de difficulté de cet engagement citoyen est indexé sur la croissance de l'indice de reconnaissance institutionnelle. Autrement dit plus un patrimoine est reconnu en tant que tel, plus la capacité de création du citoyen sera bridée et canalisée par les règles et doctrines.
Le bénévolat citoyen et la créativité sont étroitement liés. Si sa fréquentation des autorités patrimoniales n'a pas suscité un dangereux mimétisme, le bénévole citoyen est par nature créatif. Il se moque d'être situé et jugé par rapport à des doctrines savantes dont le plus souvent il ignore l'existence.
J'ai du mal à croire que ces citoyens bénévoles qui débroussaillent une ruine de château ne soient pas de formidables producteurs d'imaginaire. Je m'interroge sur la façon dont cet imaginaire pourrait s'exprimer, pour déboucher sur de réelles innovations populaires, en marge des modèles intéressants, savants et institutionnels que sont entre autres Haut-Landsberg ou Lichtenberg. Peut-être que Andlau et Spesbourg pourraient devenir un tel laboratoire.
 
Le citoyen, producteur d'actualité du sens du patrimoine
 
La dimension créative de l'engagement citoyen apparaît avec plus d'évidence sur le terrain des patrimoines qui n'ont pas de reconnaissance par l'élite, autrement dit des patrimoines qui n'existent pas encore.
Là, le bénévole se révèle « inventeur de patrimoine » et même « producteur permanent de patrimoine », à travers ses engagements spontanés et émotionnels pour des choses qui ne sont ni rares ni même belles.
L'Ecomusée d'Alsace en est une manifestation sans prétendre se poser comme modèle. L'Ecomusée produit du patrimoine sans arrêt, soit en actualisant le sens d'objets qui ont obtenu avec le temps une reconnaissance –exemple les maisons paysannes-, soit en intégrant de nouveaux éléments au fur et à mesure que les évolutions de la société donnent un relief imprévu à des choses auparavant banales.
Cette production de patrimoine au jour le jour place le citoyen au centre de la démarche.
C'est lui même qui contribue, en temps réel, à l'écriture de l'histoire collective. Un exemple saisissant en est le « groupe Rodolphe », groupe d'une trentaine de mineurs bénévoles retraités certains depuis deux décennies, qui muséographient des machines avec lesquelles ils n'ont parfois jamais travaillé car trop récentes…et pourtant déjà témoins d'un monde révolu.
Ce genre de pratique est en heureuse rupture avec la tradition culturelle française qui voulait que les derniers paysans et ouvriers soient morts et enterrés, que les outils de la peine aient perdu leur odeur de sueur, avant que d'être érigés en valeur patrimoniale. Ainsi le professionnel du patrimoine ne risquait pas d'être contredit.

Une partie des mineurs bénévoles de l'association "Groupe Rodolphe" sur le chantier de restauration de la haveuse à taille intégrale, qui sera présentée plus tard dans la réalisation "Clair de mine"
 
L'antagonisme entre professionnels rémunérés et « bénévoles professionnels» n'est pas une fatalité
 
Professionnel, le mot est lâché, avec son cortège de clichés et d'antagonismes supposés avec le bénévole citoyen.
Entre le bénévole et le salarié, entre celui qui est libre et celui qui doit rendre compte à une hiérarchie, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, combien d'oppositions factices qui voudraient faire croire à l'existence de camps obligatoirement retranchés chacun dans la conviction d'être unique détenteur de la pureté.
Cela n'ôte aucun mérite au bénévolat que d'admettre que lui aussi est traversé par des enjeux de pouvoir, et que là aussi l'intérêt personnel domine (heureusement !) même s'il n'est pas financier. Le plaisir de faire est aussi une gratification et bénévolat citoyen n'équivaut pas à martyre religieux.
Me plaçant sur le terrain de la citoyenneté je pose autrement la place du professionnel salarié. Sa mission est déterminée par le niveau de contrôle que le citoyen bénévole veut exercer sur l'exploitation du patrimoine qu'il a révélé et constitué.
On peut admettre que le bénévole citoyen estime sa contribution accomplie lorsqu'il a détecté une attente sociale non satisfaite par les pouvoirs publics, qu'il a expérimenté des réponses efficaces, et que la collectivité s'est appropriée dans le meilleur sens du terme ces réponses pour les traiter de façon pérenne.
A l'Ecomusée nous avons faut un autre choix, qui est de garder le contrôle de l'essentiel. On s'en doute l'essentiel ce ne sont pas les maisons et les objets, qui existent là et ne partiront plus ! L'essentiel, c'est la capacité pour chacun de venir contribuer. Non seulement avec une force de travail gratuite, mais surtout avec un vrai pouvoir d'orientation du projet et un vrai contrôle du discours historique et philosophique du musée face à son public.
Dans cette option de gestion, le rôle du professionnel est d'organiser et réguler les rapports entre les citoyens qui racontent l'histoire, et les visiteurs dont on voudrait que la citoyenneté soit enrichie par le musée. La régulation prend dès lors une dimension morale. Nous savons que bien que les limites entre patrimoine et conservatisme, entre identité et haine de l'autre, entre culture populaire et populisme, ne sont pas si précises que cela. La garde de ces frontières demande une vigilance de chaque instant fin que les objets patrimonialisés restent les outils d'une pédagogie du mieux vivre ensemble, au présent et au futur, et non dans le refuge d'un improbable âge d'or.