Un tas de bois dans les vignes

Les printemps ne se ressemblent pas.  Cette année, les amandiers de Pfaffenheim  ont fleuri le 11 février et les pêchers les mieux exposés leur ont aussitôt emboité le pas. Puis cet élan a été stoppé net par  le vent froid   jusqu’aux derniers jours de mars. Nouvelle explosion rose des pêchers. Quelle chance, nous avons eu deux printemps dans le  vignoble.

Le vignoble est aussi une architecture ancienne, sophistiquée et fragile. Et comme dans les villages, on y voit le meilleur et le pire : remembrements et changements d’orientation des ceps après bouleversement du terrain, suppression des murs de pierre sèche remplacés par des empilements cyclopéens sans grâce, etc. Mais ce n’est pas le cas général, loin s’en faut. Bien des  vignerons prennent soin du paysage et veillent à maintenir ou recréer des niches de biodiversité, qui participent au succès de la viticulture biologique. La plantation de pêchers dans les vignes occupe une place à part, car fondamentalement  généreuse. Autrefois ces arbres donnaient un peu d’ombre au cheval au repos, sans pour autant porter préjudice à l’ensoleillement des raisins. Aujourd’hui, certain les plantent pour des motifs esthétiques et affectifs, dont nous profitons tous et deux fois car il y a là plusieurs printemps en  un : sa réalité éphémère et l’idée que soit possible une sortie de l’hiver, le  printemps d’une humanité réconciliée avec elle-même et sa nature.  C’est pourquoi devant chaque pêcher en fleurs,  on a envie de connaître celui ou celle qui nous ont fait ce cadeau pour les en remercier.

S’il y a un pêcher, il y a aussi une petite surface triangulaire en herbe (a Schletz) ;  c’est à ces endroits que l’on peut admirer les tas de bois mort. Vieux ceps de vignes et restes de poteaux d’acacia, branchages des haies, sarments en fagots parfois.  Chaque tas a sa propre personnalité, exprimant celle de son constructeur mais nous livrant aussi une archéologie des cycles naturels, un inventaire des essences. Nous pouvons imaginer une suite un peu sentimentale de crépitements de la flamme dans le four à pain ou le Kachelofa, sous l’alambic  peut-être ?  Mais on n’a pas absolument besoin de ces références nostalgiques qui, c’est normal, concernent de moins en moins de personnes. L’émotion suffit, si on suit la pensée de  Jean Tinguely : « La notion d’art est une charge dont il faut se débarrasser. Il faut devenir un émetteur poétique sans se demander si c’est beau ou non, si c’est de l’art ou non, si c’est beau ou non, si c’est vendable ou non ».  

La poésie de ce tas de bois au pied du vignoble d’Eichhoffen illustre parfaitement cette pensée, car il me  semble que chacun, quelles que soient ses propres références personnelles et culturelles, y trouvera une évasion, une porte de sortie du monde standardisé. On est d’ailleurs très près de certaines installations d’art contemporain, dont le mérite est justement de former notre regard à scruter au-delà de l’apparences des choses réelles, l’intention de celui qui les a édifiées et son ingéniosité dans l’assemblage de matières hétéroclites et dans l’ensemble sans grande valeur. La finalité ici n’est pas de ranger du bois en tas, mais d’agencer des épaves du monde dans un ordre plaisant : une œuvre gaie dans laquelle l’artiste-empileur a pu laisser  libre cours à sa pulsion créative qui est la vie même.

Je rapproche ces tas de bois des vieux murs de clôture de la plaine, là où j’habite et où la pierre est rare. A l’instar des tas de bois, ces murs sont des spectacles dont on ne se lasse pas. Sur moins d’un mètre carré, un bout de mur d’Oberhergheim nous raconte mille histoires.  Nous y voyons un mortier de sable de la rivière voisine –l’Ill est à vingt mètres de ce mur- chargé de petits cailloux. La chaux a peut-être été produite sur place avec du calcaire des collines sous-vosgiennes. Sans doute ces blocs ont-ils été livrés en vrac, et la nature de certains, quartzeux, les a exclus de la cuisson. On les a employés dans le mur, bien qu’absolument informes.  Le complément est apporté par des grès roses et blancs : ce sont des déchets tout aussi biscornus d’un chantier voisin où l’on a équarri les moellons et taillé les encadrements de porte et fenêtres d’une maison. Par ci, par là un galet de rivière vient ponctuer ces phrases de pierres. Il y a toutes sortes de fragments de tuiles et de briques. Les uns sont des épaves de bâtiments détruits, les autres d’une cuisson ratée, trop chaude. On a l’impression que tout ce qui était maçonnable a été ratissé dans les alentours et sans doute les enfants se sont-ils amusés dans une course aux trésors, rapportant des paniers de crochets de tuiles canal et de minuscules éclats. Il émane de ce bout de mur une folle vitalité, pleine d’humour avec ces couples de tuiles creuses qui se donnent la main comme des amoureux. Comme dans le tas de bois, le bâtisseur nous raconte des histoires avec trois fois rien, que des déchets, qui continuent à nous réjouir des siècles plus tard. Décidément Tinguely n’est pas loin. Mais les œuvres de Tinguely sont très chères et demain,  on cassera sans doute ce vieux mur sans même l’avoir regardé.

On rêvasserait presque à une nouvelle forme de permis de construire ou de restaurer (comme il y a des permis de conduire) dont l’épreuve serait : « faites n’importe quoi de ce tas de n’importe-quoi, pourvu que ça nous parle ». J’aurais confiance dans les postulants, il y a tant d’énergies créatrices qui sont bridées. C’est un chemin pour reconstruire l’idée de vernaculaire, de la maison faite par soi et pour soi dans une sorte de fièvre  de bonheur contagieux. Mais à la réflexion l’idée est complètement irréaliste : car il faudrait des examinateurs et pourrait-on  leur faire confiance ?

Avril 2016

(Première parution dans s'Blättel de l'association pour la sauvegarde de la maison alsacienne n° 4, 2016)