Une ferme alsacienne au Japon
Un soir à la "Taverne du sommelier", à Bergheim, chez Jean-Marie et Geneviève Stoeckel, je suis accosté par une personne qui m'est inconnue. « Vous êtes M. Grodwohl, celui qui a organisé le transfert d'une ferme alsacienne au Japon, je voudrais vous en féliciter et vous en remercier » Ah bon, et pourquoi si je peux me permettre ? « Je trouve cela émouvant qu'un morceau d'Alsace soit bien gardé soigneusement dans un musée, dans un pays aussi lointain que le Japon. Je ne sais pas, ça me touche et je me dis, si l'Alsace disparaissait par malheur, la centrale nucléaire de Fessenheim qui saute, ou l'oubli , il y en aurait un morceau préservé ailleurs » . Eh bien !
Je revenais juste d'un déjeuner à Matignon (excusez du peu, je n'ai jamais compris comment je suis arrivé là et comment j'en suis ressorti) où l'épouse du Premier Ministre, avait lâché sans avoir l'air d'y toucher « j'ai entendu dire que maintenant, on ne se contente plus de vendre les châteaux aux américains, on vend des maisons paysannes aux japonais ». Sacrés renseignements généraux, généraux, trop généraux.
Nous avons effectivement contribué au départ de constructions anciennes du Sundgau, une maison, une grange, et un bâtiment annexe, en les sélectionnant, les étudiant, les démontant, en vue d'une reconstruction dans un musée de plein air au Japon.
Cette action s'inscrivait dans le sillage de l'action de M. André Klein, alors directeur du CAHR (Comité d'expansion du Haut-Rhin) qui menait une brillante campagne d'attraction d'implantations industrielles japonaises dans la Haut-Rhin. Fin lettré et japonisant, André Klein connaissait toute l'importance de la culture pour la facilitation des relations économiques. Beaucoup avait été fait pour faire connaître l'Alsace et sa culture aux japonais. Une série très populaire avait même été tournée à Niedermorschwihr, sous le titre « Sous le ciel bleu d'Alsace » -ou quelque chose d'approchant-. André Klein et ses collaborateurs utilisaient régulièrement l'Ecomusée d'Alsace pour recevoir des missions japonaises : le musée leur permettait, dans un temps très bref, d'ouvrir un accès direct au plus intime de la culture et des coutumes régionales. De plus André Klein savait renvoyer l'ascenseur et lors de ses interviews à la presse n'omettait jamais de signaler l'utilité de l'Ecomusée, même dans le domaine inattendu d'une politique industrielle attractive. Autres temps, autres gens, autres mœurs.
« Ecomusée d'Alsace » était ainsi de plus en plus connu au Japon, et le rapprochement parut évident, à un moment donné évident, avec le Little World Museum of Man à Inuyama près de Nagoya. Ce musée énorme, financé par une puissante compagnie de chemins de fer, présentait des objets d'architecture vernaculaire du monde entier … sauf de l'Europe. Le projet d'y remonter une ferme alsacienne ne pouvait que nous intéresser, à beaucoup d'égard : coopération inter- musées, confrontation à d'autres cultures et méthodes, ouverture internationale, intérêt propre du chantier qui donnait des moyens sérieux pour un démontage programmé et méthodique. Beaucoup de nos démontages étaient, on s'en doute, des opérations de sauvetage d'urgence et il fallait faire vite. Là nous avions le temps d'étudier les objets à fond et Thierry Fischer fit un travail d'études remarquable, un modèle du genre.
Comme cela a toujours été la règle, nous n'avons pas fixé de choix de type de bâtiment a priori, ce qui aurait pu conduire au démontage de bâtiments dont la conservation in situ était possible. A notre habitude, nous avons « fait les poubelles », c'est-à-dire opéré un choix dans les bâtiments irrémédiablement voués à la démolition, proposés pour récupération à l'association. Quand on sait que dans ce milieu des années 1980, les propositions de bâtiment à démonter étaient d'une à deux par jour, on imagine bien que nous n'avions même pas le temps d'aller voir chacun de ces bâtiments et d'en prendre une ultime photographie avant leur destruction.
Dans le stock des propositions d'objets à sauver figurait un joyau, une maison de 1582 située à Blotzheim. De très grandes dimensions elle était hors de portée du musée, et cela d'autant que nous avions déjà une maison similaire , sans doute produite par le même charpentier, démontée à Hésingue. J'évoquerai ailleurs cette famille de maisons à trois nefs, comportant une série remarquable par ses pans de bois en épis, tout à fait exceptionnels pour notre région La maison était de surcroît amputée de son rez-de-chaussée, qui avait été remplacé par un abri fortifié en béton armé en 1939-40 par l'armée française.
A partir de cette maison, et compte tenu du choix disponible parmi les objets voués à la destruction, nous avons pu proposer à nos collègues japonais de constituer un double d'un ensemble présent dans notre musée.
Figure 1 : la maison de Hésingue, la grange de Bisel, la petite maison de Buschwiller, à l'Ecomusée d'Alsace quelques semaines avant son ouverture au public (1984) on remarque, sur le plancher de trace en cours d'enlèvement, la double arcade du porche d'Ungersheim maintenant remonté devant la maison du vigneron de Wettolsheim.
C'est cette ferme reconstituée à l'Ecomusée d'Alsace dont l'image, inversée, fut utilisée pour la promotion de Little World et de sa nouvelle acquisition phare. Voir la ferme sundgauvienne de « son » musée affichée en grand dans le métro de Tokyo fait un certain effet…
Figure 2 : l'affiche annonçant au Japon la construction de la ferme alsacienne à Little World.
Notre coopération comprenait, comme cela a déjà été dit, la sélection des objets, puis leur relevé précis et leur étude scientifique, morphologique, archéologique et ethnographique, et enfin l'organisation du démontage –assuré par une entreprise externe-, de la numérotation et du conditionnement des éléments. Nous avons bien sur tenu de nombreuses réunions avec les responsables scientifiques et opérationnels de Little World, mais sans pouvoir peser sur les contenus et sur les modalités de restitution des informations scientifiques au public japonais.
Figure 3 : la maison de 1582 telle qu'elle se présentait à Blotzheim dans les années 1950 (photographie Gabrielle Ochsenbein):
Figure 4 : la maison de 1582, la grange (provenant de Buschwiller) et l'annexe (provenant de Bettendorf) tels qu'ils se présentent au Little World Muséum of Men (carte postale du musée, 1988)
Avec Thierry Schreiber, nous sommes allés voir l'ensemble reconstruit au Japon. C'est évidemment tout à fait incongru de voir « ses » maisons alsaciennes cohabiter avec des maisons africaines ou indiennes, et de se voir ainsi en quelque sorte « ethnologue ethnologisé ». Les ingénieurs japonais avaient été confrontés à bien des difficultés, par exemple l'inadéquation de notre système de couverture aux pluies de cette région. Les enfants pouvaient louer des costumes et se faire photographier avec une japonaise en tenue folklorique alsacienne. Parfois, de jeunes stagiaires alsaciennes d'écoles de tourisme séjournaient là quelques temps et renforçaient l'exotisme de la chose. Tout cela était bon enfant.
Figure 5: vrais géraniums et vraies fausses et fausses vraies alsaciennes devant la maison de Blotzheim à Inuyama (1988)
C'était aussi une belle leçon d'humilité pour l' « ethnomuséographe ». Nous avions eu beau expliquer et argumenter de toutes les façons le statut de la Stube alsacienne, l'ethnologue japonais ne s'en sortait pas. A l'Ecomusée, il voyait la Stube de la maison de Sternenberg, et la fonction sacralisée du mobilier d'angle, bancs et tables, placés sous les fenêtres contrôlant la rue et la cour. Quand nous l'emmenions chez des amis agriculteurs du Sundgau, il était accueilli dans des Stube avec la table au centre de la pièce, sous le lustre, entourée de chaises, sans dispositif symbolique apparent. Nous avions beau expliquer que ces deux dispositions possibles dans la même pièce relevaient de systèmes l'un plus ancien que l'autre, les deux systèmes ayant pu cohabiter dans le même village pendant un bon siècle, il ne s'en sortait pas. Où était l'authentique ? Chez les gens ? Dans le musée ? Vaste problème pour tous ceux qui se préoccupent d'architecture vernaculaire et de modes de vie, et en général s'interrogent sur la part du vrai et du vraisemblable dans les formes de muséographies induites par ce type de patrimoine. Ne savant plus qui croire et quoi croire, notre ethnologue apporta une réponse cumulative : il installa le dispositif d'angle et le dispositif central dans la même Stube. Cette Stube avait une drôle d'allure, et on imagine les spéculations sur le mode de vie alsacien qu'on pouvait en extrapoler. Comme c'était dans le musée, c'était véritable. Y avait-il une table pour les femmes et une pour les hommes ? Une pour les fêtes et une pour les jours ordinaires ? Une table pour les offrandes aux dieux ?
Je ne dis pas cela pour me moquer. Tous les jours, dans ma pratique et mes choix, j'étais confronté au même problème. Ai-je vraiment emprunté le bon cheminement pour arriver à l'essentiel ? Est-ce que mon parti est clair et facilement exposable au public, sans devoir passer par des contorsions réductrices ? Ces questions étaient de plus en plus difficiles à résoudre, à mesure que les références culturelles du public changeaient et qu'un nombre croissant de visiteurs venait au musée sans aucun outillage, par exemple sans base chronologique ou religieuse. Avec nos guides, nous travaillions très dur pour ne jamais nous résigner à des généralisations abusives à travers l'emploi de termes et d'expressions comme « autrefois » ou « à l'époque » qui noyaient toute la dynamique de la culturelle matérielle dans un brouillard temporel défini par sa seule immobilité. Confrontés aux mêmes problèmes, mes collègues du musée de Beamish en Grande-Bretagne avaient pris une décision radicale : tout leur considérable musée de la vie anglaise aux XIX et XXe siècle a été rapporté à la date précise de 1918. Je ne sais pas s'ils ont pu aller au bout de ce choix, mais ils nous en parlèrent longuement et les constats étaient partagés même si les réponses sont multiples et toutes discutables.
J'en reviens à l'expérience japonaise. Nous étions revenus très impressionnés par la qualité de l'accueil japonais, non par sa température, mais par l'extrême soin à nous faire bénéficier, sur chaque comportement de la vie courante, d' une somme de commentaires très précis qui nous facilitait considérablement l'accès à la culture de nos hôtes. Cette distance par rapport à sa propre culture nous a beaucoup intéressés et nous a amenés à revoir nos animations et nos présentations, en nous libérant de l'a priori selon lequel nos visiteurs n'avaient pas besoin qu'on leur explique des éléments basiques de leur propre identité .
Cette réalisation avait fait grand bruit, l'intérêt des japonais pour l'Alsace était énorme. Avec le représentant de l'Alsace –un japonais- nous avions rencontré bon nombre d'industriels et d'architectes qui souhaitaient passer à l'étape suivante : la réalisation d'un village complet. Ces décideurs nous avaient clairement exprimé leurs intentions. La poursuite de la réussite industrielle du Japon devait passer à présent (nous étions, rappelons-le, au milieu des années 80) par des outils de découverte sérieuse des mentalités et des cultures de l'Europe. L'Alsace était un bon exemple de microcosme européen, associant permanence des symboles identitaires et dynamisme industriel. Nos interlocuteurs se désolaient aussi du décrochage complet d'un nombre croissant de japonais de leurs propres références culturelles. Le projet de village alsacien avait pour objet, aussi, de confronter les japonais à une culture aussi « forte » (c'étaient leurs termes) que la leur, celle qu'ils étaient en train d'oublier, de façon à les amener à repenser et réélaborer leur identité. Posée comme cela, l'ambition était intéressante et nous avons beaucoup, beaucoup travaillé pour proposer un magnifique projet, et vu différents très beaux terrains, notamment à Ito, quasiment en bord de mer !
Figure 5 : le premier croquis de « Alsace Village Ito » fait dans les bars de Ginza et de Shinjuku, validé par les partenaires et suivi de plans, de maquettes…
Malheureusement, il semblerait qu'au fil des mois, les promoteurs se soient opposés entre puristes et idéalistes sans moyens d'un côté, et investisseurs exigeants sur la rentabilité de l'autre côté. L'évolution de la situation économique et sans doute les prémisses d'une saturation du marché des loisirs eurent in fine raison de ce projet. Ce projet ne nous intéressait pas que pour l'amour de l'art et la fraternité entre les peuples ! S'il y avait une possibilité de faire bénéficier notre musée de ressources nouvelles, sous forme de royalties, il ne fallait surtout pas s'en priver. Les situations et les époques ne sont pas comparables, mais on ne peut s'empêcher de tracer un parallèle avec la polémique ( ?) qui s'est faite jour autour de l'idée de prêts à longue durée de collections publiques françaises en faveur d'établissements « franchisés ». Là s'arrête la comparaison car, dans notre projet, nous projetions de réaliser essentiellement des copies, ce qui aurait donné lieu à de passionnants chantiers de réélaboration ou conservation de savoirs techniques, voire d'archéologie expérimentale, en tous les cas une belle valeur ajoutée sociale et patrimoniale.
Comme toujours, en guise d'épilogue, l'ordre des choses a failli s'inverser. En septembre 2005, Zeev Gourarier, le directeur du Musée de l'Homme, me demande de venir assister au déballage d'une maison traditionnelle japonaise, la maison Kiso, entreposée dans les réserves du musée. Des charpentiers japonais étaient là, avec le saké et le riz pour les offrandes. L'idée de Zeev Gourarier était de présenter cette maison au Musée de l'Homme, puis de la déposer à l'Ecomusée d'Alsace. Cela aurait permis au Musée de l'Homme, contraint par l'espace disponible, de faire sortir des objets des réserves, et à l'Ecomusée d'Alsace de commencer une présentation permanente des maisons du monde, ce qui allait dans le sens de l'attente de notre époque, d'une ethnographie comparative, et des échanges internationaux que notre musée pratiquait, autant en matière d'enseignement de l'architecture que de coopération avec d'autres grands musées de l'habitat.
Marc Grodwohl
(2007)
http://issuu.com/freelance-france-japon/docs/eclectique-2-au-dela-des-cliches