Les chantiers des "maisons paysannes" à Gommersdorf, matrice de l'Ecomusée d'Alsace
L'Ecomusée d'Alsace résulte d'expériences sur le terrain, principalement dans la décennie 1970-1980, au moment auquel les villages de la région la plus méridionale de l'Alsace, le Sundgau, émergent de la révolution agricole de l'après-guerre. L'un de ces villages, Gommersdorf, est la matrice dans laquelle se forme le projet d'Ecomusée, grâce à la rencontre entre les habitants du village et des jeunes épris de vieilles maisons en ruines.
Le site de Gommersdorf en 1971
J'ai habité Gommersdorf depuis le premier chantier que j'y ai ouvert en 1971, jusqu'à 1983 où je me suis rapproché du chantier de l'Ecomusée, situé à une quarantaine de kilomètres au nord de Gommersdorf. Je n'ai pas pris de notes, l'essentiel du témoignage qui suit a été écrit en 1992.
...Nous sommes quelques jeunes Mulhousiens, qui ont mis le cap de leur voiture brinquebalante à une trentaine de kilomètres au sud de leur ville, vers Gommersdorf, pour un rendez-vous qui , nous le pressentons, va ouvrir enfin sur l'aventure.
Dès la sortie de la ville les collines sont douces et accueillantes comme une vraie campagne. Les Vosges sont assez loin à notre droite, au-delà du grand axe sur lequel les noms des villages traversés disent que l'on glisse d'Alsace en « France de l'intérieur », sur une frontière diluée : les changements des parlers, des noms des familles et des villages, de la forme des maisons et de l'allure même des villages sont perceptibles de part et d'autre de la ligne de partage des eaux entre la Mer du Nord et la Méditerranée, se fondant dans un espace tampon qui n'est plus tout à fait l'Alsace qu'on connaît, et pas encore autre chose.
A notre gauche on sent que sous la forêt, plus loin, les collines s'escarpent jusqu'à former une arête que l'on pourrait presque percevoir comme rocheuse. Au delà de cette barrière, la vallée de l'Ill, est l'autre autre grand axe naturel de communication qui va rejoindre le Jura en ligne droite.
A Spechbach-le-bas, on croise une route large, transversale des Vosges à l'Ill, qui fait barrage et nous invite tellement à changer de direction que nous avons maintenant nettement l'impression de naviguer à vue dans un entre-deux.
Le cap sur le sud est maintenu : nous arrivons « sur » la Largue, une vallée tellement large qu'elle serait mieux nommée plateau : la rivière ne se laisse que deviner par l'aplatissement du paysage, la distance que prennent les collines. A l'endroit le plus ouvert du plateau, on doit bifurquer : si nous allions tout droit, nous terminerions en impasse à Buethwiller. A partir de cette bifurcation marquée par un grand calvaire encadré de tilleuls, c'est le canal du Rhône au Rhin qui dirige une route, verrouillée par les masses rouges et béantes des tuileries de Hagenbach plantées dans des amoncellements et des crevasses d'argile et de boue d'un brun- jaune couleur dominante de la terre à partir de cet endroit.
A la sortie de Hagenbach, la route plonge dans un creux, passe un pont et remonte en courbe. Des silhouettes de maisons se profilent au sommet de la courbe, pas de part et d'autre de la route pour l'encadrer mais en large éventail ouvert face à nous. La montée est plus douce et l'éventail se resserre : on est dans Gommersdorf, une rue de 850 mètres juste assez en courbe pour adoucir la montée du terrain. Du premier regard s'impose l'enfilade des pignons sur la rue, parfois interrompu par un pignon orienté en sens inverse pour amorcer une reprise d' alignement dans une courbe.
Figures 1 et 2: à l'alignement des pignons des habitations sur la rue répond celui, tiré au cordeau, des granges en fond de cour (1972)
La rue est large, sans délimitation nette : de part et d'autre il y a un fossé d'herbe, parfois un caniveau de galets, parfois rien et les cours de ferme s'ouvrent là dessus sans que les portails, quand il y en a, n'en soient jamais fermés. Cours et rue sont perméables.
Des murettes en pierres croulantes, des bosquets de sureau et de lilas, tracent un cordon de chaque côté de la rue ; il vient s'épaissir là où les vieilles maisons ne sont plus habitées, par des arbustes venant se nourrir, dans les murs, de la décomposition des torchis et des poutres.
Figures 3 et 4: une végétation omiprésente, potagers, haies et délaissés, innerve le village en 1972
Par une curieuse inversion du paysage, le village apparaît comme le refuge de la nature ; le terroir remembré traversé à l'approche du village est balayé par le regard comme par le vent sans rencontrer les rideaux des vergers et des haies. Mais ici, à l'intérieur, dans le village, la végétation du bord de rue fusionne celle des ruines et celle des potagers en avant ou à côté des maisons habitées.
A notre gauche, dans un pli de l'éventail, une petite cabane de béton et de tôle ondulée contient la laiterie du village- bas, là où sept éleveurs apportent matin et soir le produit de la traite des vaches, et là où les collecteurs de lait viendront en remplir camion- citerne
Si l'on continue, on trouvera 300 mètres plus loin, sur notre droite, une deuxième laiterie pour les dix autres éleveurs du village. Ici, un élargissement à peine perceptible de la route, un fouillis de maisons plus petites le long de deux ruelles parallèles, suggèreraient un centre, mais ce n'est rien d'autre qu'une charnière entre les deux parties du village, le haut et le bas. Les entrées des deux ruelles se succèdent : elles mènent à l'intime chapelle du XVe siècle, qui ne fut jamais paroisse.
La deuxième partie de la rue, celle qui est bordée des maisons du village haut, et où se trouve la mairie-école, grimpe en pente un peu plus forte jusqu'à un nouveau plateau. Deux vieux tilleuls encadrent là une croix : Gommersdorf se termine déjà et sur l'horizon du plateau on voit , au delà des vergers, se découper le haut clocher à balustrade de Dannemarie, qui signale la paroisse et la ville, à quelques centaines de mètres. On approche du carrefour majeur de Dannemarie, sur l'axe nord-sud de la vallée de la Largue et sur celui ouest-est de Belfort à Bâle, de la Porte de Bourgogne au Rhin.
En voiture Gommersdorf commence et finit vite, sauf à ce que la traversée soit interrompue par les troupeaux de vaches emmenés à la pâture après la traite matinale, ou ramenés à l'étable pour la traite du soir.
On n'en retient que l'idée de quelque chose d'étrangement décousu. La rue est large, bordée d'importants délaissés. Maisons et granges en ruines s'agglutinent en grappes, entre des maisons habitées qui n'ont, sinon celle du maire et peut-être deux ou trois autres, pas la moindre prétention à l'esthétique, au décor, au coquet. Pourtant quelque chose nous dit qu'il faut faire marche arrière, redescendre la rue, chercher autour de la chapelle une échappée, une façon de faire le tour. Derrière la chapelle le seul chemin reboucle vite avec la rue principale, par une traverse qui d'un côté, vers les Vosges, grimpe sur les digues du canal et conduit aux limites du ban avec celui de Wolfersdorf, là où enfin on rencontre cette Largue tellement discrète. De l'autre côté de la rue principale, le chemin de traverse grimpe vers la grande route de Belfort à Bâle, sur le promontoire d'un oppidum, et évite ainsi Dannemarie pour aller sur les hauts de Saint-Martin d'où reprend la « montagne » forestière séparant les vallées de la Largue et de l'Ill.
On ne parvient pas à tourner autour du village, mais les échappées du chemin de traverse nous révèlent, entre les fragments de vergers de pommiers et poiriers, les toits de plaques ondulées des premières étables nouvelles qui forment, à l'arrière des anciennes granges croulantes, un deuxième front de bâtiments, d'une autre nature.
Tel est Gommersdorf qui se révèle tout entier, champs et maisons, en quelques regards qui ne laisseront quasiment pas d'empreinte dans la mémoire de celui qui ne fait que passer.
D'ailleurs, où s'arrêter ? En 1971, il n'y avait plus aucun commerce dans le village. Faisant foi à l'enseigne du café « au Cheval blanc », notre groupe lors du premier contact avec Gommersdorf y tombe au milieu de toute la famille bouché bée devant cette incursion ; le café est fermé depuis longtemps.
Le temps pionnier de Gommersdorf 1971-1976
Qu'est-ce qui m'a amené à Gommersdorf? J'ignorais l'existence de ce village de 270 habitants, au premier regard pas l'un des plus séducteurs parmi la centaine de villages du Sundgau. C'est par le biais de l'archéologie médiévale que je fus amené à faire la connaissance du médecin de Dannemarie, Pierre Coulon, qui me fit connaître le maire de Gommersdorf, Joseph Haennig, au moment où je recherchais un village d'accueil pour mon projet : implanter des chantiers de réhabilitation du patrimoine par des volontaires dans un village habité, mais où se trouvent un nombre important de maisons vacantes. Cette idée était née alors que je participais à des chantiers concernant du patrimoine monumental simultatément à mon engagement dans le mouvement écologiste naissant.
En 1971, Gommersdorf présentait le profil idéal. En deux décennies, le village était passé rapidement d'une mise en valeur communautaire du terroir par l'assolement triennal, à des exploitations remembrées qui, en fonction du talent et des capitaux de leurs familles, s'étaient modernisées et structurées.
Gommersdorf avait réussi sa mutation agricole: les exploitations qui subsistaient étaient viables, dans la plupart des fermes, des jeunes étaient prêts à assurer le relais. Cette modernité, souriante par rapport à celui de tant de terroirs français qui dépérissent, était contredite par l'état de mort de la plupart des maisons.
Une maison sur deux dans le village est alors inhabitée, parfois depuis une génération: l'exode rural est passé par là, Gommersdorf a payé son tribut a l'industrialisation, aux guerres, passant de 370 habitants au début du siècle à 270 à la fin de la décennie 1960. Par achat ou héritage, les maisons vacantes sont passées à ceux qui sont restés à la terre: point de résidence secondaire ici, peu de maisons anciennes habitées par des gens qui travaillent à la ville. Ces derniers ont construit des maisons neuves dans le lotissement, car paradoxalement le vieux village se décompose sur pieds et se vide, alors qu'à côté commencent à pousser des pavillons de tous styles.
Je propose au maire Joseph Haennig –j'ai alors 19 ans- que son village soit le point de départ de la sensibilisation de la population du Sundgau à son patrimoine. Pour cela, il faut qu'un village nous fasse confiance et nous permette de passer à l'action : restaurer des ruines, leur donner une nouvelle affectation, les faire découvrir par d'autres.
A Gommersdorf, l'unique salle de classe fait aussi salle du Conseil municipal et unique lieu de réunion du village. Ce soir d'automne 1971 , Joseph Haennig y réunit tous les propriétaires de maisons vacantes du village. S'ils étaient médusés, et il y aurait eu de quoi, ils ne le montrent pas et écoutent quelques jeunes barbus et chevelus hirsutes, dont moi qui leur annonce avec beaucoup d'aplomb que l'on ne peut plus laisser dépérir les maisons anciennes du village. Je n'ai toujours pas compris pourquoi ils ont continué à m'écouter, au lieu de me conseiller de me rendre chez le coiffeur puis d'apprendre quelques règles de politesse.
Loin de nous envoyer promener à coups de fourche, ils montrent de l'intérêt lorsque je leur propose de confier à notre équipe leurs maisons vacantes, en bail pour quinze ans, gratuitement, avec pour contrepartie de pouvoir récupérer leur bien restauré et valorisé en fin de bail.
Je sais à peu près monter une pierre sur l'autre, mais là s'arrêtent mes compétences en bâtiment. Mes amis n'en savent pas beaucoup plus, et souvent encore moins. Je n'ai aucune idée de la façon de rédiger un bail, et mon rapport à l'argent se limite à mon salaire dérisoire de pion dans une institution religieuse et une bourse d'étudiant.
La proposition faite aux propriétaires de Gommersdorf manque de crédibilité, et seul l'appui discret du maire et du médecin, Pierre Coulon, apportent une caution.
Trois propriétaires sur une quinzaine se laissent tenter par l'aventure ; s'ils n'en attendent pas un bénéfice, ils n'ont rien à y perdre et font le pari que peut-être le village désuni par le tout récent remembrement gagnera à un apport d'initiatives et de visages nouveaux.
Dans la famille Camille Nass, l'accueil est immédiatement -et lucidement- favorable, et ne sera jamais démenti pendant les dix ans de séjour à Gommersdorf. C'est par la maison qu'ils nous confient, la "maison du bas" car elle est à l'entrée inférieure du village que nous commençons, et nous en faisons notre quartier général.
C'est une maison de 1754, habitée jusqu'à peu par un oncle des Nass, Jean-Baptiste. Après sa mort, la maison conserve à peu près tout son mobilier. Seule modification, les pièces sont équipées dans tous les sens de perches sur lesquels on fait sécher le tabac. Mais on ne fait plus guère de tabac à Gommersdorf et la maison est maintenant totalement inutile et menace ruine, on nous dit que son destin normal aurait été d'être incendiée pour offrir un exercice aux sapeurs-pompiers - ce genre d'autodafé très symbolique se pratique dans ces temps là souvent dans le Sundgau.
Quand nous rentrons dans cette maison, tout est miraculeusement en place. Célibataire, le Jean-Baptiste, "Champatiss", vivait au rez- de-chaussée, dans la seule Stube modestement lambrissée, équipée d'un petit poêle de terre cuite brune. Les autres pièces sont pleines à craquer d'objets et de morceaux de meubles, un coffre disloqué laisse se répandre des liasses d'archives du XIXe siècle.
C'est décidé cette maison sera le centre patrimonial à faire visiter, des autres maisons, dont celle de François Haennig, nous ferons des gîtes ruraux. Un premier inventaire du bâti du village, puis l'étude des archives, l'inventaire des objets, les relevés d'architecture, vont bon train et très rapidement nous sortons dès 1972 le premier bulletin de "Maisons paysannes d'Alsace" consacré à l'habitat paysan à Gommersdorf.
Figure 5: la couverture de la première publication
Fait ou plutôt bricolé avec les moyens du bord et de l'époque –la bonne vielle ronéo- il est imprimé, assemblé feuille par feuille, agrafé, par Solange Fernex et moi sur le duplicateur à encre de la Société Industrielle de Mulhouse, complice de nos initiatives hors normes.
Pour la première fois, l'habitat d'un village alsacien est décortiqué d'un point de vue topographique, morphologique, archéologique et ethnologique: héritage de ma formation d'archéologue, je tiens à ce que le projet se construise son socle scientifique.
Figure 6: hiver 1971-72: j'enlève les plaques de zinc de la façade Sud-Ouest de la "maison du bas"
Le chantier de la "maison du bas" a démarré. Faute de savoir construire et restaurer, nous démolissons beaucoup, des choses qui étaient à démolir et d'autre peut-être pas car elles auraient encore tenu des années. Mais il faut bien occuper les bras et "sentir" le chantier. Les choses se corsent avec la toiture, décrétée irrécupérable -elle l'était effectivement en partie-.
Les tuiles sont déposées, les lattes, puis les chevrons pourris. La maison prend l'eau de partout, reste plusieurs mois découverte. Vaille que vaille, des chevrons neufs sont posés - le choc de la première facture de matériaux, absorbant plus d'un mois de salaire de pion !- et grâce à l'entrepreneur thannois André Lutringer, le chantier est approvisionné gratuitement et en suffisance de lattes neuves.
Figure 7: la "maison du bas" est à présent partiellement découverte pour permettre le remplacement de la charpente de la croupe. Les échaffaudages en disent long sur les moyens techniques à disposition
Figure 8: la couverture ancienne de la "maison du bas"
Il faut apprendre à dominer ses peurs, le vertige par exemple, et si poser des tuiles est relativement facile, le scellement des arrêtiers et des faîtières est un vrai casse-tête pour qui ne l'a jamais fait, ni observé faire: le propre de l'équipe était qu'outre de n'avoir guère de compétences, elle ne pouvait pas non plus s'appuyer sur un chantier de référence où prendre des idées et des tours de main : nous devions apprendre à devenir la référence.
Grosso modo, ce premier toit finit par être refait: des années durant, je me réveillerai en sueur au milieu de la nuit, émergeant d'un cauchemar toujours répété, celui de la toiture inachevée, de la pluie dans la belle maison, de sa ruine et de la mort honteuse d'une bonne idée parce que je n'avais pas été capable d'aller au bout de mon engagement.
Figure 9: vaille que vaille, la charpente de la croupe, la toiture et les auvents de la "maison du bas" ont été remplacés...
Figure 10: ...et nous habitons la maison, Béatrice et moi, tout en assurant les visites guidées. Les visiteurs étaient ravis de visiter une maison à la fois musée et QG d'association.
Figures 11 et 12: une "mise en tourisme" improvisée, mais répondant à l'objectif de communiquer nos travaux et nos objectifs à des visiteurs étrangers au village, stimulant ainsi la prise de conscience de nos concitoyens sur l'intérêt de leur patrimoine.
L'inquiétude que nous ne respecterions pas nos engagements gagne des gens qui n'étaient au premier abord pas complètement défavorables à l'idée. Nous comptions sur des financements, notamment pour la réalisation de gîtes ruraux, et d'autres qui étaient des reliquats de fonds pour le développement économique. Ces aides ne sont jamais arrivées, à tout prendre peut-être tant mieux car nous avons pu faire notre expérience nous-mêmes.
Disposant d'un quartier général, nous élargissons l'action dès 1972. Le projet de Gommersdorf est bien ficelé: nous voulons en faire une opération exemplaire de réhabilitation et de reconversion du patrimoine in situ. Les maisons restaurées devaient devenir un lieu de rencontre entre le milieu rural et les citadins parqués dans les grands ensembles.
Le patrimoine vacant serait équipé du confort pour permettre à ces familles de séjourner régulièrement au village, et à travers cela démontrer la faisabilité de la réhabilitation de ce patrimoine à faible coût.
Nous voulions que ces vieilles maisons retrouvent grâce aux yeux de leurs propriétaires, et qu'eux-mêmes se les réapproprient pour y vivre. Ainsi Gommersdorf devait avoir une valeur de manifeste, témoignant de ce que la sauvegarde de ce patrimoine n'est pas aussi coûteuse et aussi futile que le disaient les pavillonneurs et bien des entrepreneurs, des architectes et des élus locaux.
Enfin, Gommersdorf était un laboratoire et un lieu de formation: on allait y redécouvrir des techniques utiles à la réhabilitation, on y brasserait des idées et des compétences pour imaginer une alternative au mode dominant de développement des villages.
Surtout, Gommersdorf serait un acte de foi: non, les alsaciens et spécialement ceux d'entre eux qui habitent et travaillent à la campagne n'ont pas à rougir ni de leurs traditions, ni de leur histoire, ni de leurs maisons et de leur langue. L'action de Gommersdorf s'inscrivait alors dans un bouillonnement régionaliste: l'extrême -gauche était à l'aise dans cette revendication identitaire, les écologistes voyaient à raison dans la destruction des maisons paysannes et des paysages les effets des mêmes causes , Roger Siffer relançaient la chanson populaire et subversive alsacienne... et les autonomistes d'extrême- droite, s'infiltraient sans grande audience dans toutes les manifs. Les grands absents étaient les notables, et seul un petit réseau d'amis soutient inconditionnellement les projets. Mais l'idée fait son chemin grâce à la communication dans la presse quotidienne régionale par des journalistes engagés tels que Roland Fischer et Patrice Howald.
Il me paraissait évident que la crédibilité de notre action devait passer par un regard extérieur. Entre les habitants de Gommersdorf, qui étaient chez eux, et nous qui par la nécessité du projet, prenions nos aises chez autrui, il fallait une force neutre : les visiteurs, venant à la découverte de ce patrimoine nouvellement mis en évidence. Aussi, dès les accords verbaux obtenus de la part des propriétaires –et il n'y eu jamais d'autres accords que verbaux !-, nous installions le long de la route Bâle-Belfort, la nationale la plus proche, des grands panneaux « Visitez Gommersdorf, village sundgauvien typique XVIIe –XIX e siècles ». En ce temps là, dans cette région là, c'était une démarche impensable. Et de fait, un filet régulier de visiteurs prirent la direction du village, découvrirent les chantiers, partagèrent l'intimité des maisons que nous habitions en même temps que nous les restaurions.
En cette année 1972, nous commençons à Wahlbach le premier démontage d'une maison qui devait être détruite: après les angoisses de la réfection du toit de Gommersdorf, nous persistons et signons et nous attaquant à ce genre de chantiers, immédiatement suivi de deux autres à Muespach et à Zaessingue. Notre noyau de bénévoles s'est un peu étoffé, mais la base de recrutement est toujours un petit cercle d'amis personnels ou de sympathisants.
Une grande maison est démontée par une équipe de cinq ou six personnes au maximum, je suis tout à fait incapable aujourd'hui de dire comment premièrement nous y sommes arrivés, et deuxièmement comment nous y sommes arrivés sans blessés ni morts, tellement la compétence était balbutiante, la sécurité et l'outillage spécialisés inexistants.
Tout au moins, les camions d'André Lutringer sont toujours disponibles, et la cour de la maison du bas se remplit d'immenses tas de poutres, sur lesquels la grange finit par s'effondrer un soir d'orage -mais dans le village, on prenait des paris sur l'écroulement de cette grange à chaque orage depuis le début du siècle.
A Gommersdorf, le chantier s'est étendu à une autre maison, baptisée la "maison du Haut". Un des trois premiers propriétaires s'étant désisté, nous voulons plusieurs maisons supplémentaires, indispensables à notre projet qui exige une palette variée d'exemples de réaffectation.
Nous courtisons activement les propriétaires de la plus grande maison du village qui est aussi la plus ruinée, et que nous avons baptisée la "Maison du Tisserand", car dans le village la plupart des cultivateurs devenaient autrefois tisserands en hiver. Mais il était plus facile d'obtenir des maisons avant que les gens ne nous aient vus à l'oeuvre !
Figure 13: la maison que nous avons dénommée à tort "du tisserand" (la vraie maison du tisserand est un peu plus haut) en 1972 (photographie Willy Plozner)
Figure 14: l'étage de la même maison, côté nord, avant travaux
Fin 1972, on nous alerte sur une maison gothique en pierres, que je connaissais, à Lutter dans le Haut Sundgau. Cette maison de 1542, énorme construction jurassienne percée de superbes fenêtre en accolade, porte le nom intrigant de "Tribunal". Elle est habitée par de très pauvres gens, une mère de famille qui s'évertue à élever de nombreux enfants avec un revenu de misère. On nous dit qu'il pleut dans la cuisine, c'est vrai et nous montons un chantier de week-end pour changer les tuiles cassées du toit. Entre-temps, nous avions appris à sceller des faîtières... La nuit tombée et le travail terminé, il reste du mortier. Dommage de le jeter, c'est une matière que nous traitons comme de l'or: le ciment est cher, ses sacs de 50 kg difficilement transportables en mobylette... Je m'apprête donc à utiliser ces restes pour boucher quelques joints dans la façade, et appose à celle-ci une grande échelle. Ce simple geste fait déclenche une pluie de pierres, et le mur est maintenant béant.
Le soir, nos hôtes ont voulu nous honorer et ont sacrifié un lapin. Nous mesurons leur pauvreté, nous n'arrivons même pas à comprendre comment ils peuvent survivre confinés dans deux pièces, les autres chambres ayant à peine un plafond et un plancher, et pas de fenêtres. Nous réfléchissons à comment aider cette mère de famille. La décision s'impose d'elle-même, nous restaurerons la maison.
En 1973, les chantiers de Gommersdorf et Lutter tournent à plein.
A Gommersdorf, nous avons récupéré la "maison du Tisserand" et refaisons la toiture.
Figure 15: le chantier de jeunes bénévoles récupère des tuiles offertes par Bernard Haennig, sous une pluie battante. Nous sommes gavés de café-schnaps , de gateaux et de solides charcuteries par la famille. On s'en souvient encore...
Figure 16: juché sur le toît de la "maison du tisserand ...(1973)
Juché au sommet du toit, je lance les tuiles une par une à Béatrice, une jeune parisienne venue participer au chantier parce qu'elle avait envie de faire quelque chose de concret pendant ses vacances. Faux mouvement, elle prend une tuile sur la tête, avec toute la force d'une chute de quatre mètres. Elle n'en meurt pas, ne m'en tient même pas rigueur et à partir de ce jour notre aventure sera commune.
Pendant ce temps, le chantier de Lutter est pris en mains par un instituteur bâlois, Jacques Steinmann. Là haut, au pied du Jura, règnent l'ordre et la méthode: Jacques, tenace et très doué manuellement, se constitue une équipe réduite et fidèle, et fait son affaire de démonter la maison, complètement pourrie, pierre à pierre pour la remonter sur place. Il réussit le tour de force de faire tous ces travaux, sans que les habitants de la maison n'aient besoin de se loger ailleurs -qui en aurait voulu ?. Un soir, un des enfants de la maison, voulant bien faire, prolonge une tranchée de fondations sous la maison, qui commence à dégringoler par pans entiers. Le village se mobilise pour apporter des perches de soutènement et de la main d'oeuvre, il y a eu plus de peur que de mal. Les autorités en ont eu vent et s'inquiètent... et repartent après avoir laissé de bons conseils, et le brave Jacques devant les murs à reconstruire. On n'imagine pas ce qu'il a pu travailler, au péril de sa vie. Tous les samedi, il venait de Bâle en vélo, une pierre travaillée récupérée sur un quelconque chantier de démolition sur son porte-bagage, et ceux qui connaissent les vallonnements du Haut-Sundgau savent que ce n'est pas une mince affaire.
Les quelques fonds nécessaires étaient fournis, avec la plus grande discrétion, par les Fernex qui habitaient Biederthal tout proche. Le ciment était offert par la cimenterie d'Altkirch, dirigée par François Capber, un homme dont la route croisera plus tard plusieurs fois celle de l'Ecomusée, et dont la générosité et sa disponibilité s'exprimeront de bien des manières. Quand le chantier criait famine, le salut venait aussi de Biederthal, de Pierre et Joséphine Spenlehauer cette fois qui charriaient des tombereaux de nourritures et d'encouragements. La restauration de Lutter a duré trois années pleines.
La vie s'organise à Gommersdorf, mon temps se partageant entre le village et le bureau de l'association à Mulhouse: dans une arrière cour sordide, c'est une ancienne menuiserie d'une saleté repoussante, sans chauffage, ni eau courante, ni commodités, ni carreaux aux fenêtres. Les archives de l'association, la bibliothèque naissante, commencent à y s'étoffer par des campagnes de relevés d'architecture, d'inventaires photographiques. L'exploration méthodique de dépotoirs, de ruines de maisons effondrées, fournissent le noyau d'une collection d'objets. Des nuits entières sont passées à les dessiner, les analyser, et régulièrement paraissent des cahiers ronéotés qui sont également le lien entre les quelques centaines d'adhérents à l'association. Une seconde publication sur Gommersdorf, résultats d'une nouvelle enquête, paraît en 1974, plus professionnelle que la première : sa mise en pages et son impression est entièrement offertes par une jeune entreprise de reprographie mulhousienne.
Au village se forme une petite communauté à géométrie variable, objecteurs de conscience et marginaux constituant la population sédentaire, rejoints durant les fins de semaine par des bénévoles d'autres horizons: le mode de vie est hors normes, les horaires incongrus, la nature du travail pas très explicite pour nos voisins: pourtant c'est une communauté laborieuse, qui organise sa subsistance, restaure les bâtiments avec les moyens du bord, et le soir relève, dessine, étudie. L'été venu, ce noyau se disperse, chacun prenant en charge un des chantiers internationaux de volontaires.
Figure 17: le chantier international de bénévoles reconstitue les remplissages en torchis du pignon ouest de la "maison du tisserand" (1974)
Figure 18: la vie quotidienne dans le bas du village, entre le Melechhisla (poste de collecte du lait) et la "maison du bas". En haut à gauche, Nass Camille -mon propriétaire- et Bahraguschti (Auguste Behr) inspectent les travaux d'assainissement. A droite, Bahraguschti et moi avons au moins un point commun dans notre look, le chapeau de paille. En bas, je converse avec Camille Nass et avec Béatrice nous confectionnons les meubles pour la future "auberge du tisserand" (1975)
Dans un premier temps, ces chantiers avaient été organisés avec une association alsacienne, qui avait inclus nos sites dans son programme.
Cherchant une autre association de chantiers de jeunesse, nous avons fait la connaissance de la section des Jeunes du Mouvement Chrétien pour la Paix à Paris, animée par Joël Sire. Cette association a rendu aux "Maisons paysannes d'Alsace" pendant plus de dix ans d'énormes services aujourd'hui très largement et très injustement oubliés.
Le Mouvement Chrétien pour la paix devait nous permettre d'aborder le recrutement de volontaires et de bénévoles à l'échelle quasiment mondiale, ce mouvement international ayant des ramifications dans toute l'Europe, le Liban, les Etats-Unis et le Canada, l'Afrique: très marqué par son origine protestante, évidemment de gauche, le mouvement était favorable à des actions comme la nôtre. Nous étions en France, dans le domaine des chantiers de jeunesse, l'un des tous premiers laboratoires du développement local, offrant à des jeunes étrangers la possibilité de s'impliquer dans un travail à la fois militant et progressiste, et au résultat immédiatement visible. Le mouvement nous a aidé à prendre la mesure de l'originalité de ce que nous faisions, notre démarche scientifique, patrimoniale et identitaire venant rejoindre la recherche d'une morale et d'une solidarité universelles.
Ces chantiers étaient tout sauf mièvres, et n'avaient rien du club de vacances pour ceux qui en portaient la responsabilité.
Figure 19: il ya toujours eu à Gommersdorf moins d'habitants que de vaches et je trouvais auprès d'elles un grand réconfort...(1973)
Figure 20: ...elles sont devenues aujourd'hui des acteurs touristiques à part entière de Gommersdorf, qui leur a dédié un parcours de découverte autour du village (2006)
Dans la plupart des cas, ils se passaient cependant bien et les volontaires avaient du mérite à travailler pour des finalités qui leur étaient clairement exprimées, mais dont la crédibilité était sérieusement entachée par le manque de moyens et parfois la suspicion d'une partie de la population locale. Cette dernière était sérieusement chahutée par ces débarquements, renouvelés tous les quinze jours, d'une population cosmopolite de quinze à trente garçons et filles: la tenue vestimentaire, la façon d'être, la mixité des groupes de garçons et de filles pouvaient heurter dans certains villages encore très rigoristes. Intervenant sur des bâtiments privés, ces équipes étaient malgré elles immédiatement et le plus souvent sans en avoir conscience, partie prenante des conflits de clans.
A part quelques exceptions notables, il n'y a guère eu de démarche collective des villages vers les équipes de jeunes, pour les aider dans la finalité de leur tâche.
Par contre la gentillesse naturelle des habitants reprenait le dessus dans les relations individuelles avec les jeunes étrangers. Les gens les moins favorables à l'objet et à la nature des chantiers approvisionnaient les équipes en nourriture: bien souvent, tous les coûts d'alimentation étaient pris en charge par le village.
Quand cela ne venait pas spontanément, le curé s'en chargeait par annonce en chaire à l'issue de la messe, comme nous l'avons appris a Montreux-Jeune où nous nous sommes retrouvés subitement submergés de marmites de choucroute, des gâteaux... A Gommersdorf, chaque famille accueillait le dimanche un bénévole: nous voyions revenir ceux-ci dans l'après-midi gavés, titubants, et nous avions l'impression que les familles d'accueil rivalisaient pour donner aux étrangers le festin le plus pantagruélique.
C'est peut-être de cette communion enfin trouvée dans le partage de la boisson (mais on buvait très modérément dans ce village) et de beaucoup de nourriture –qui n'a pas mangé dans une famille paysanne de Gommersdorf ne peut pas savoir ce que manger veut dire-, que naîtra plus tard l'idée de créer un café-restaurant à Gommersdorf. Le village n'avait plus de bistrot depuis qu'avait fermé le "Mont Sainte-Odile", dénommé ainsi du prénom de sa tenancière et de sa position sur une sorte de butte au centre du village: la montée était douce au retour de la messe, et facile à la sortie de réunions chaleureuses, auxquelles les tensions du remembrement avaient mis fin. Le village avait aussi perdu l'atelier du charron et la forge, autres lieux de sociabilité tout a fait masculine, plus discrets et plus légitimes que l'auberge. Depuis longtemps ne se tenaient plus non plus les grandes lessives au bord de la Largue.
Restaient, pour les rencontres des hommes, les postes de ramassage du lait. Il y en avait deux, un pour le "Haut" et l'autre pour le "Bas" du village, ce qui concourrait à renforcer une bipolarisation des alliances. Pour les femmes, la fourgonnette du boulanger et de l'épicier ambulants permettaient d'enrichir les informations de station en station. Ainsi, le hasard n'apportait plus rien aux rencontres, figées et codifiées dans un rite immuable entretenant de vieux resssentis. Depuis le remembrement et la disparition de l'assolement triennal, les champs n'étaient plus un espace de travail communautaire. Il restait cependant un vieux fonds de solidarité et d'entraide, si l'un des membres de la communauté connaissait des difficultés: mais ces retrouvailles étaient ponctuelles.
Aussi avons-nous, dès 1973, relancé l'ancienne fête patronale de la Sainte-Marguerite, elle aussi abandonnée depuis longtemps. Jeunes des "Maisons paysannes" et du village s'associaient pour réaliser un chapiteau de fortune et organiser des fêtes qui connurent un certain succès, associant le répertoire bavarois classique de nos Kilbe et des régionalistes engagés comme Roger Siffer, Jean Dentinger et d'autres.
Figure 21: l'affiche de l'une des premières fêtes du village
A l'occasion d'une de ces fêtes, nous avions même réussi à illuminer les maisons anciennes du village, fraîchement repeintes par nos équipes. Les projecteurs étaient faits de boîtes de conserves réfléchissant des ampoules électriques ordinaires et cela fonctionnait assez bien pour que les plus récalcitrants à nos idées soient subjugués par la beauté de leur village. Le maire Joseph Haennig était au bord des larmes. Il se mit en colère quand je lui rendis un hommage public. « Je n'ai rien fait, dit-il à tout le village réuni, si j'ai un seul mérite, c'est celui de vous avoir tolérés ».
Le succès même de ces fêtes qui se tenaient à la fin des moissons, incita les corps constitués du village à se les approprier.
Mais le patrimoine n'était pas le véritable terrain de rencontre entre les jeunes agriculteurs et les jeunes des « Maisons paysannes d'Alsace ». Ce fut la contestation du projet de mise à grand gabarit du canal Rhin-Rhône qui mobilisa les uns et les autres et les amena à travailler ensemble, pour des motifs différents mais dans une union spontanée contre l'arrogance des décideurs.
Figure 22: la "maison du bas" fut un temps également un centre stratégique pour la défense du maintien de l'agriculture à Gommersdorf et environs, dont le projet de canal à grand gabarit faisait peu de cas (1973?)
Figure 23: Lorsqu'invité par le maire de Gommersdorf J.Pierre Kleitz (à droite sur la photographie) en été 2005, je me rends chez Alex Haennig pour assister à la fête de son 80 e anniversaire (à droite sur la photographie), j'ai la surprise de tomber nez à nez devant un panneau que j'avais peint 30 ans plus tôt pour les manifestations paysannes. C'est Christian Haennig (en chemise mauve) alors enfant qui avait préservé ce panneau, en l'enfouissant sous la paille de la grange, et l'avait ressorti ce soir là pour la fête...
L'Auberge du tisserand
La greffe avait pris, et le village avait maintenant besoin d'un lieu permanent de rencontres : un café. Pour un prix modique, nous avons alors racheté à l'ancienne tenancière du « Mont Ste Odile » sa licence de débits de boissons, et avons entrepris de transformer la "Maison du Tisserand" en café-restaurant. Cette maison était la plus grande village. Remontant à la fin du XVIIe, début du XVIIIe siècles, elle avait été plusieurs fois agrandie ; elle se trouvait sur un terrain très encaissé par rapport aux maisons environnantes, et instable. Aussi, sa cave était-elle inondée en permanence depuis des décennies, et deux façades sur quatre s'étaient profondément enfoncées dans le sol: les planchers intérieurs étaient ou pourris, ou en forte pente vers l'extérieur, et souvent les deux à la fois. Quant à la troisième façade, elle était retournée au monde végétal, de solides arbustes se nourrissant des colombages et du torchis subsistants.
Les histoires allaient bon train sur cette maison: les uns racontaient en en riant encore les plaisanteries d'enfants qu'ils faisaient subir à un des occupants célibataires, en prenant devant la fenêtre un masque démoniaque fait d'une citrouille évidée et éclairée de l'intérieur par une bougie. Pour d'autres, plus sérieusement, on avait vu le diable au fond de la cuisinière.
Cette maison faisait partie d'un îlot de trois maisons et autant de granges, toutes dans le même état de délabrement, appartenant à la famille qui habitait la maison du milieu.
Figure 24: la future "Auberge du tisserand" au début des travaux en 1973
Figure 25: l' "Auberge du Tisserand" telle qu'elle se présentait lors de l'ouverture au public en mai 1976, après les travaux
Faire de cette ruine un restaurant ne fut pas une mince affaire: un emprunt fut contracté grâce a la caution de Paul Higy et André Lutringer et il y eut aussi un important don anonyme. Les travaux s'étalèrent de 73 à 76, je garde surtout le souvenir de l'hiver 75 pendant lequel l'objecteur de conscience Claude Maître et moi étions pratiquement seuls sur le chantier jour et nuit: nous faisons tous les corps de métier, plomberie, menuiserie, électricité.
Figure 26: nous avions tout réalisé nous-mêmes, y compris le mobilier de la Stuva.
L'Auberge du Tisserand » fut ouverte en mai 1976, à l'occasion de mon mariage. Cette auberge était aussi belle que de guingois ; dès l'entrée, on pénétrait dans l'ancienne cuisine, équipée d'une grande cheminée à feu ouvert et d'une galerie en mezzanine, aux balustres chantournés. Les murs passés à la chaux blanche étaient rehaussés de frises de petits cochons tracés au pochoir. On accédait ensuite au bar, décoré de peintures humoristiques dans le genre de graffiti néo soixante-huitards, puis à la Stube équipée d'un beau poêle en terre cuite vernissée.
Figure 27: l'inauguration de l' "Auberge du tisserand" préfigure ce que sera l'Ecomusée plus tard: un lieu de rencontres fécondes de gens très différents. Ici, de gauche à droite Pierre Spenlehauer le poêlier de Biederthal, mon voisin Armand Schindler, le garde-champêtre Xavier Hagmann, Auguste Behr dit Bahraguschti, Bernard Haennig.
Si la technicité des travaux laissait à désirer, ce que nous avions fait dans les maisons « du bas » et du « tisserand » avait un style propre, qui n'avait rien à voir avec les canons de la restauration de bon goût, et pas davantage avec une conservation de type muséographique : on était dans une œuvre de vie, un manifeste, et le choix des couleurs, des décors, les partis d'aménagement, visaient à créer des petits univers de charmes et de lumière dans le village encore chargé de la pesanteur des ruines, encore engoncé dans un mutisme prudent pour ne pas réveiller les vieilles rancoeurs. L' « invention » de ce style, respectueux de l'esprit de ces maisons plus que de critères esthétiques normatifs ou archéologiques, devait beaucoup au jeune architecte non conformiste Michel Durst qui inventa par exemple une galerie de personnages : s'y côtoyaient des stéréotypes alsaciens, tels que la gardienne d'oies, revisités, et des « écogauchistes ».
Avec l'ouverture de l'Auberge du Tisserand notre aventure connut sa première rencontre avec les réalités économiques ambiantes. Jusqu'alors, nous trouvions toujours les ressources pour atteindre l'objectif, au coup par coup. Gérer une auberge nous plaça dans un apprentissage nouveau et douloureux.
Figures 28 et 29: les bons côtés de la gestion d'une auberge... A l'occasion d'une exposition dédiée aux maisons sundgauviennes en détresse, les artistes Pierre Gessier et Bernadette Zeller, de dos l'un des deux "Pères blancs". En dessous, Bernadette Zeller a croqué les "Pères blancs", Charles et Jean Wersinger, Chari et Changi, peintres en bâtiment qui avaient une solide formation d'artiste et un esprit très fantaisiste. Bien des ethnologues, attirés par l'odeur de campagne profonde qui émanait du Gommersdorf mis sur les devants de la scène par nos chantiers, tombèrent dans les traquenards des "Pères blancs". Les enquêteurs notaient fébriles les (fausses) histoires de sorcière que les deux compères inventaient au fur et à mesure des chopines, avec une grande conviction...
En même temps, apparemment, le village tournait déjà le dos à nos idées, en entrant dans une phase de modernisation des équipements publics suivant les standards de cette époque. On y installa d'abord le tout à l'égout, c'était bien sûr nécessaire. Dans la foulée, on réalisa les trottoirs macadamisés. Du coup les voitures traversant le village pouvaient rouler plus vite, dans un chenal balisé, mais peut-être les enfants y gagnèrent en sécurité. Comme il fallait bien arrêter le bitume du contribuable sur une limite, chacun fut invité à clore sa cour par une murette en béton. De village de cours ouvertes, confondant l'espace public et l'espace privé, la rue et les cours, Gommersdorf se transformait en rivage de route départementale. C'était la fin des fossés, des herbes folles et de cette joyeuse anarchie végétale que je défendais, y gagnant le surnom de « brennessla zechter », éleveur d'orties, car je faisais l'apologie de ces dernières. C'était longtemps avant que Gilles Clément ne se livre à l' « éloge des vagabondes » et ne bouleverse l'ordre convenu de l'esthétique jardinière.
Bien sur sans rapport de causalité, la généralisation de la télévision fut simultanée à ce changement du paysage, dont nous avions à notre manière été des acteurs.
En quelque sorte, Gommersdorf était de nouveau au rendez-vous avec son temps et notre association n'avait plus grand chose à y faire. La partie exaltante de l'aventure avait duré cinq ans.
Ce n'est que longtemps, longtemps plus tard qu'apparut la singularité de cette rencontre du village presque inconnu et des bandes de jeunes depuis longtemps dispersées ; alors se révéla la profondeur de l'ancrage de cette expérimentation fugace dans la légende du village sans lequel l'Ecomusée ne serait jamais né, car là bas furent les apprentissages de la générosité et de la tolérance.
Quelques fils nous reliaient encore au village que j'habitai jusqu'en 1983, alors que la construction de l'écomusée avait commencé en 1980. Je me rapprochai de ce nouveau chantier et les collections suivirent mon déménagement. Il fallait aussi se débarrasser de l'Auberge du Tisserand, qui était surtout une source d'ennuis même si grâce à Paul Higy, le lieu remplissait pleinement sa vocation d'animation locale en accueillant musique et exposition de peinture. Edouard Guldenfels acquit notre fonds de commerce, puis progressivement l'ensemble de la propriété Linder qui outre la maison du tisserand comportait la maison habitée par la famille Linder et la « vraie » maison du tisserand. Edouard Guldenfels sut magnifiquement développer l'activité commerciale de l'auberge, transforma la maison Linder en hôtel et remonta même une maison ancienne à l'emplacement de l'ancienne grange. L'esprit des lieux était gardé avec une grande fidélité (1).
Figure 29 b: Edouard Guldenfels dans le bar de l'Auberge du Tisserand au printemps 2007. Le portait que j'avais brossé de son lointain prédécesseur (30 ans plus tôt) sur le montant de l'étagère est toujours là. Tristesse, Edouard a quitté ce monde.
Il en alla de même avec la maison que j'habitais, ma maison du bas, où la famille Nass refit progressivement ce que nous avions mal réalisé tout en gardant l'esprit de la maison. Au final, si notre projet n'avait pas eu le brillant et le succès que nous ambitionnions, d'autres acteurs firent leurs certaines composantes de ce projet : c'était bien la finalité recherchée.
L'Ecomusée était déjà ouvert et en plein succès, lorsque l'association renoua avec Gommersdorf. En 1986, elle fut sollicitée pour l'accompagnement de la restauration de la chapelle, ce qui était un signe de fidélité du village à ce que nous y avions semé quinze ans auparavant
.
Figure 30: une chapelle que je connaissais bien pour m'y être marié en 1976
Figure 31: dans le clocher, ma femme et moi nous cachions pour voir le sacristain Alphonse Hartmann, Fusi, sonner les cloches à midi. On dit qu'à Gommersdorf, quatre personnes sont nécessaires pour sonner les cloches. L'une sonne, deux tiennent le clocher pour qu'il ne s'écroule pas, et une troisième court de haut en bas du village en criant pour prévenir que les cloches sonnent. De la pure méchanceté. En 1986, la commune et l'association pour la rénovation de la chapelle entreprennent une restauration, qui révèle les ouvertures gothiques du choeur jusqu'alors masquées.
Figure 32: 30 ans plus tard, en 2006, Béatrice devant le panneau explicatif de l'histoire de la chapelle, réalisé par Thierry Fischer qui avait suivi les travaux au titre de l'association "Maisons paysannes d'Alsace".
Dans la foulée des travaux de la chapelle, M. Alex Haennig se décida à se séparer de la maison de 1682 jouxtant la sienne, et inhabitée depuis 1929 : assurément la maison la plus remarquée des passants dans le village. Grâce à Henri Goetschy, ce bijou put être remonté dans la foulée, en hiver 86-87, à l'écomusée…où nous en fîmes aussitôt une charmante petite auberge. Hommage à la dernière cafetière de Gommersdorf, Odile Richard, j'y accrochai une gravure ancienne du pèlerinage de Ste Odile. Chaque fois que je passais dans cette pièce, je pensais à l' « Odiliabarg » de Gommersdorf, avec ce pincement au cœur que j'avais les rares fois où je traversais Gommersdorf.
Les années passèrent et l'Ecomusée ressemblait de plus en plus au Gommersdorf qui m'avait ensorcelé : les arbres avaient poussé, les potagers prospéraient entre les délaissés d'herbes folles, et les visiteurs étaient émerveillés de cette symbiose entre l'architecture et une végétation à double visage, domestiquée et laissée à elle-même.
La beauté formelle du Gommersdorf de 1971 était celle de la beauté de la mort et de l'abandon, contredisant d'ailleurs le formidable dynamique sociale et économique du village. Un jour Christian Bromberger me dit son admiration pour notre écomusée, à son sens porteur de vitalité belle, alors que là ou est la vie aujourd'hui –les zones commerciales périurbaines- triomphe la laideur. Je n'avais fait que transposer les derniers souffles du vieux Gommersdorf, où l'exubérance végétale reflétait la disparition d'un monde, sur un terrain nouveau.
A mesure que l'écomusée réinventait ce Gommersdorf englouti, Gommersdorf se réinventait lui-même sans spectateurs. J'avais un sentiment étrange et douloureux : le village qui m'avait révélé à moi-même était recomposé et façonné tous les jours à l'écomusée, mais les gens que j'avais aimés et qui m'avaient tant appris étaient restés là bas.
Un fil cependant tenait solidement. Joseph Haennig s'était retiré de sa fonction de maire et s'était rendu disponible pour venir régulièrement faire bénéficier l'équipe agricole de l' écomusée de ses conseils, et prendre en charge lui-même certains travaux, dont la plantation et la récolte des navets qui était une spécialité ancienne et réputée de Gommersdorf. Il s'adjoignit Alex Haennig, qui prit totalement son relais après son décès.
Figure 33: Joseph Haennig, ancien maire de Gommersdorf, en bénévole à l'Ecomusée d'Alsace (photo milieu de la décennie 1990)
Joseph Haennig, exclu de la terre, était un grand monsieur. Paysan sans terre, il avait voué sa vie à l'amélioration des conditions de vie et de travail des agriculteurs. C'était le spécialiste incontesté du drainage. Maire de 1959 à 1968 et de 1971 à 1978, dans une dynastie qui donna de nombreux maires à Gommersdorf, il partageait avec ses aïeux d'avoir été en fonction aux pires moments de l'histoire du village : son aïeul Bartholomé Haennig avait dû organiser le cantonnement des troupes alliées en 1814 et 1816, plus près Jean-Thiebault Haennig-Delung avait affronté le cantonnement des troupes prussiennes en 1871, et à lui Joseph était incombé l'épisode aussi difficile que nécessaire du remembrement. C'est la personnalité et l'histoire de Joseph Haennig qui m'ont poussé, en 1990, à publier une collecte de récits sur des grands acteurs des mutations de l'agriculture haut-rhinoise au XXe siècle ; bien entendu la biographie et le point de vue de Joseph Haennig y figurent.
En novembre 1991, l'écomusée était dans la tourmente d'une crise épouvantable, provoquée par le président du Conseil général de l'époque. Ce matin là, les journaux faisaient leurs gros titres des licenciements à l'écomusée, de sa mauvaise gestion, de mes prétendus intérêts particuliers etc. Le premier à se présenter à l'entrée du musée ce vilain matin de brouillard était Joseph Haennig, qui ne fit aucun commentaire sur l'actualité et me dit qu'il voulait me faire un cadeau, à condition que j'aille le chercher à Gommersdorf. Ce que je pus faire qu'un an plus tard, en raison de la violence de la crise de l'écomusée. Nous y allâmes en famille et là, dans cette maison qui m'avait ouvert des bras amicaux vingt ans plus tôt, nous primes en charge le plus précieux des dons : le décret impérial de nomination de son ancêtre Jean-Thiébaut Haennig Delung au titre de maire de Gommersdorf, son écharpe portant l'aigle, son portrait. Tout cela fut exposé dans la maison du maire à l'écomusée, où se trouvait aussi le beau meuble communal offert par le village : une armoire à tiroirs et table basculante, qui contenait le cadastre et l'état-civil. En, l'absence de mairie, ce meuble et son contenu se déplaçaient d'une maison à l'autre, au gré des élections…
Figure 34: le meuble du cadastre et de l'état civil, qui constituait la mairie de Gommersdorf, présenté dans la maison de Rumersheim à l'Ecomusée d'Alsace
Après les obsèques de Joseph Haennig le 26 juillet 2000, je fis un peu le tour du village pour la première fois depuis longtemps. Dans une maison amie, mais qui ne faisait pas partie autrefois des supporters les plus fervents du défunt, j'entendis ce magnifique éloge funèbre, le meilleur que l'on pouvait rendre à Joseph Haennig. Il tenait en quatre mots : « c'était un paysan. Absolument. »
Figure 35 : à la veille de l'Assemblée Générale de l'association "Maisons paysannes d'Alsace" qui fête son 30 e anniversaire en octobre 2001, retrouvailles avec Maria Nass et Alex Haennig devant la "maison du bas"...
Figure 36: ...suivie d'une visite à François Haennig et son épouse, d'autres acteurs de l'aventure des maisons paysannes de Gommersdorf. François Haennig: "c'était une belle époque, comme celle des premières amours".
Après cela, j'eus à nouveau quelques contacts avec le village, qui me montrèrent que cette histoire n'était pas qu'une aventure de jeunesse, mais quelque chose qui me rattrapait et donnait son sens à mon engagement. Pour celui qui s'intéresse au cheminement de l'élaboration et de la maturation de l'écomusée d'Alsace, mon apprentissage à Gommersdorf et ma reconnaissance pour mes « maîtres de vie » est une clef majeure.
Marc Grodwohl (1992-2007)
Epilogue...
Ainsi (figure 37) était le Gommersdorf que j'ai découvert dans les années 1970 (couverture IGN 1976). Je la fais suivre de deux couples de photographies, prises depuis le sud-est c'est à dire grosso modo depuis la fourche du Y formé par les chemins dans la partie inférieure droite de la photo aérienne.
La photo du haut de chaque couple a été prise en 1972, celle du bas en 2006.
J'ai eu la chance de pouvoir saisir le village dans les tous derniers instants de sa forme traditionnelle. Je regrette cette beauté à tout jamais perdue, que nous avons essayé de faire renaître à l'Ecomusée, le temps que cela a duré. Aujourd'hui est rompue cette chaîne de transmission entre le village de nos apprentissages et ce que nous avons voulu en restituer ailleurs.
Au-dessus de l'image de la beauté perdue, s'affiche la vitalité d'un groupe d'agriculteurs qui continue, dans son temps, à faire société. Et j'ai plaisir à y retrouver des figures amies qui n'ont pas oublié ce que j'ai tenté de faire il y a longtemps pour leur village. Tout est bien qui finit bien.
. Figure 37: vue aérienne 1976
Figure 38: le village au sud-est, détail, états en 1972 et 2006
Figure 39, sans légende.
(1) Autres temps, autres moeurs. L'auberge survécut au décès d'Edouard Guldenfels, son épouse assurant la continuité. Le temps de sa reraite étant advenu, l'auberge fut vendue, fermée un certain temps sans doute pour travaux de mise aux normes, puis rouverte en 2018. Personne n'avait songé à nous inviter à l'inauguration où officiait le conseiller départemental du canton, dont nous connaissons depuis des décennies toute l' "amitié" qu'il nous porte. Mais l'essentiel est que l'oeuvre continue.