Très chère maison de vigneron
La maison « de vigneron » de Wettolsheim à l’écomusée d’Alsace
On aura lu dans la presse quotidienne régionale au cours des années 2023 et 2024 le projet de restauration d’une maison qui fut démontée en 1993 à Wettolsheim, village du vignoble haut-rhinois, et reconstruite dans la foulée à l’écomusée d’Alsace où elle fut inaugurée par le ministre de la culture Jacques Toubon en 1994. D’une certaine manière c’est donc une maison « neuve » qui nécessite peut-être quelques réparations normales, mais dont le coût de restauration annoncé, 470 000 euros, peut interpeller et laisser songeur. Toujours par la presse régionale, nous apprenons que cette maison est de longue date fermée au public pour des raisons de sécurité. La situation semble donc grave, vue de loin. Nous ne connaissons pas les constats objectifs et diagnostics qui ont conduit à cette interdiction d’accès et à la programmation de travaux nécessairement très lourds, vu leur coût. Notons au passage que sur les quelque 70 bâtiments de l’écomusée, une quarantaine sont de dimensions comparables. Si elles sont dans le même état, le calcul est vite fait : 40 x 470 000 euros = 18 800 000 euros.
L’état de délabrement de la maison de vigneron résulte, sauf accident dont nous n’avons pas connaissance, d’un probable défaut d’entretien durant les 18 ans qui ont suivi mon départ forcé en 2006 et les 68 licenciements intervenus dans la foulée sur pression du Département et de la Région, lors des grandes manœuvres visant à intégrer l’écomusée dans leur parc d’attractions mort-né « Bioscope ». Or ce licenciement massif a porté entre autres sur les maçons, charpentiers, professionnels qui d’une part « produisaient » de nouvelles reconstructions et aménagements, et d’autre part assuraient l’entretien courant des autres bâtiments-musée. En effet qui aurait été mieux à même d’entretenir ces maisons, que ceux qui les avaient construites ? Avec le budget de la restauration prévue, on aurait pu (correctement) payer un artisan qualifié en entretien pendant 10 ans !
Les organes d’administration de l’écomusée ne portent qu’en partie la responsabilité de cette aberration, car ils subissent avec les intérêts de retard les effets de la destruction délibérée de l’outil –et de la culture d’entreprise qui le rendait efficient. D’où l’accumulation de défauts d’entretien, aggravés par la carence du musée en compétences adéquates. Quelles garanties aura-t-on de la validité de la restauration prévue, du point de vue de l’intégrité du patrimoine ethnographique ? Et aura-t-on appris à regarder la vérité en face et à mettre en place les mesures correctives ? La communication de ce projet fait la part belle à sa fonction de conservation/transmission de savoir-faire traditionnels, prétendument en voie de disparition. C’est l’arbre qui cache la forêt et détourne le regard du vrai problème. Les savoir-faire de maçonnerie, charpente, couverture, ne sont nullement en voie de disparition car ils ont été réactivés lors des restaurations de maisons bien conseillées, notamment par Christian Fuchs. Le manque de disponibilité d’artisans compétents a d’autres causes qu’une rupture de tradition, et n’est pas propre à ces métiers. Mais évidemment il est légitime de saisir toute opportunité de former une nouvelle génération d’intervenants, d’autant plus si elles intègrent des connaissances historiques et ethnographiques.
Figure 1. Etat in situ avant démontage, la maison est en fond d’impasse, à droite le schopf ou hangar
Figure 2. Etat in situ avant démontage, façade sur cour et schopf
Figure 3. Etat in situ avant démontage, façade sur cour. Le pan de bois de l’étage, conçu pour rester visible, a cependant été recouvert d’un enduit sans doute très tôt. Pour que ce dernier adhère, les bois étaient plantés de clous forgés. Les sources écrites du XVIIIe s. confirment que cette pratique était courante dans les villes et villages du piémont viticole.
Figure 4. In situ, début du démontage, mise à jour du pan de bois
Figure 5. A l’écomusée en 1994 après reconstruction à l’identique. La maison est encore isolée
Figure 6. Adjonction d’un double porche fermant la cour sur la rue (1995)
Figure 7. Le plan d’origine est à présent (1996) totalement restitué avec le schopf abritant le pressoir
Résumé de l’histoire de la maison
Nous avons publié une étude détaillée cette maison (en ligne) :
1706
Construction de la maison par Jean-Georges Plauwer, sur des fondations plus anciennes. Ses initiales H G P figurent sous la fenêtre de l’étage.
Les charpentiers locaux n’arrivant pas à faire face à la demande, c’est peut-être une équipe de Hesse ( ?) qui façonne cette maison, en même temps que d’autres demeures cossues de Wettolsheim et Eguisheim.
Les vignes : 100 noms différents (contre 7 aujourd’hui !) désignent les variétés de vignes. Celles-ci sont complantées dans les parcelles, pour répartir les risques de maladie.
Les rendements : ils sont importants, de 20 à 40 hectolitres à l’hectare, et parfois 100 hectolitres
Le vin : il y en a déjà de l’excellent, mais… la réunion de l’Alsace à la France est intervenue. L’Alsace devient une frontière gardée par de nombreuses garnisons. Le soldat a toujours soif et a peu d’argent. La quantité prime sur la qualité.
Figure 8. Stube de l’étage, triple fenêtre ornementée, portant la date 1706, les initiales du constructeur et une inscription protectrice
Figure 9. Dans le même village de Wettolsheim, une maison de 1719, plus compacte et due au même charpentier
Figure 10. Wettolsheim, allège de fenêtre comparable avec celle de la maison remontée à l’écomusée. Avec en prime des svastikas qui font les délices des « runomaniaques ».
1803
Le propriétaire de la maison, Joseph Heinrich, vient de décéder. L’inventaire de ses biens restitue ce que pouvait être une belle exploitation viticole en ce temps.
La maison vaut un bon hectare de bonnes vignes
La propriété totalise 14 hectares : c’est beaucoup
Les vignes ne représentent que 12% de la surface cultivée…mais 40% de la valeur du capital !
La rentabilité est élevée. Le prix des parcelles de vignes équivaut à deux ou trois vendanges dans la bonne moyenne. Mais … les variations annuelles sont spectaculaires : le même terrain produit 103 hectolitres à l’hectare en 1804, et plus que 21 l’année suivante !
Figures 11-12. La cave telle que restituée à l’écomusée, un des tonneaux rempli de la propre récolte du petit vignoble de l’écomusée.
1906
François-Joseph Gilg donne sa célébrité à cette maison. Fondateur de la caisse mutuelle, président de la chorale, c’est le type du jeune notable entreprenant à l’affût des progrès techniques.
Après les ravages du phylloxéra le vignoble est restructuré. La première coopérative vient d’ailleurs d’être créée dans le village voisin, Eguisheim, en 1902. Les variétés locales sont greffées sur des plants américains résistants aux insectes, la conduite palissée sur fil de fer en rangs remplace l’ancienne culture en foule sur échalas.
François-Joseph Gilg, qui habite une Alsace devenue prussienne depuis 1870, part pour un séjour à Montpellier. Il y apprend les nouvelles techniques de viticulture.
De retour au pays, il crée une entreprise de production de plants de vignes qui fournira toute l’Alsace. Elle existe toujours. Son fondateur figure parmi les personnalités marquantes de la refondation du vignoble alsacien.
Il continue à exploiter ses propres vignes, dont il embouteille la production à partir des années 1930 . Mais la propriété viticole de ce personnage d’envergure n’est pas plus étendue qu’elle l’était pour le propriétaire de cette maison en 1803. Les rendements en dents de scie sont encore similaires à ce qu’ils étaient un ou deux siècles plus tôt.
Figure 13. François-Joseph Gilg
1931
Il n’y aura plus de vigneron dans cette maison : François-Joseph Gilg la quitte et la vend pour s’installer dans sa maison neuve
La mémoire de la vieille maison est transférée dans la nouvelle. Le vieux pressoir en chêne est débité en planches, dont on fait la salle à manger de la nouvelle maison.
Elle reflète la coutume de transmission des biens: à l’origine elle était conçue pour accueillir deux générations logées sur un pied d’égalité : en bas le couple des parents, en haut le jeune couple destiné à assurer la succession.
Le XXe siècle apporte un brassage social : Même habitée par un notable, ce n’est plus une « maison de maître ». La famille de François Joseph Gilg habite le rez-de-chaussée, sa mère et sa fille ont une pièce à l’étage. Le reste de l’étage, trop grand, est divisé en appartements, l’un occupé par un contremaître du textile apparenté aux Gilg, l’autre par un mineur de potasse…
Le stéréotype de la « riche maison de vigneron » cache une réalité sociale plus multiple. Celle-ci perdure à travers les différentes « familles professionnelles » du vin d’Alsace : coopérateurs, manipulants, négociants…
1994
La maison est condamnée à la démolition. En mauvais état, elle est proposée à l’Ecomusée qui la démonte et la remonte aussitôt.
Elle est inaugurée en septembre 1994 par Jacques Toubon, Ministre de la Culture, dans le cadre du 10e anniversaire de l’Ecomusée et du 40e anniversaire de la Route des Vins d’Alsace.
Figure 14. Monsieur Boesch de Feldkirch prépare la sculpture d’un verrou de tonneau figurant un dauphin.
Figure 15. Le tonnelier Robert Bisantz et Gérard Lonjaret présentent la façade du tonneau munie de son verrou
Les anciens occupants reconnaîtraient sans peine la maison au figuier planté devant sa façade.
L’exceptionnel micro-climat des jardins intérieurs de Wettolsheim, favorable à la culture des plants de vigne, avait favorisé le développement de cet arbre.
Autres travaux de l’auteur sur le vignoble
GRODWOHL Marc (dir.), Michel BUR, Marie-Odile LICHTLE, François MAURER, Jean-Claude SCHERB, Christophe WECK. Vivre et travailler le vignoble à Gueberschwihr :Tome 1/1945-2017 et Tome 2/1830-2019. Mémoires du Kuckuckstei, n° 12, 2017. 136 p. 257 fig.
GRODWOHL Marc. Le vigneron et l’architecte. L’habitat à Gueberschwihr XVe s.-XVIIe s.
Mémoires du Kuckuckstei. Bulletin n° 15, Automne 2024, 436 illustrations, 176 p