L’incompréhensible abandon d’une ferme intacte depuis sa construction en 1551-1561

La maison des demoiselles Messerlin à Wolfersdorf

L'écomusée est propriétaire d'une ferme à Wolfersdorf, un des héritages laissé par l'équipe fondatrice évincée en 2006. Depuis cette date il ne se passe pas grand chose, ni entretien et réparations sérieux, ni projet. Comment l'écomusée s'est-il retrouvé propriétaire de ce bien, et qu'est ce qui consitue sa valeur ? Nous y répondons ici.

En 1905 paraissait un atlas de la maison paysanne en Allemagne (Das Bauernhaus in Deutschland, Leipzig, 1905) sous la signature de Karl STAATSMANN. Il accordait une place importante à un ensemble comportant maison et grange, à Wolfersdorf. A l’époque de Staatsmann, le pan-de-bois de l’habitation était encore visible (figures 4-5)  –  il a été ultérieurement recouvert d’un crépi – et on pouvait lire la date 1551 sur le linteau de la porte d’entrée.

Cette date et le caractère particulièrement massif du pan-de-bois ont sans doute incité Staatsmann à s’attarder sur cet ensemble et à en inspecter la grange. Il eut la surprise d’y trouver une rare construction à poteaux, d’une seule pièce pour toute la hauteur de la construction, dans un parfait état de conservation. Le chercheur conclut que la maison et la grange étaient contemporaines et formaient un ensemble unique représentatif de ce que pouvait être une ferme au milieu du XVIe siècle, une période peu connue. En effet, tous les auteurs pensaient que les constructions rurales de cette époque avaient disparu lors de la Guerre de Trente ans, spécialement durant la décennie 1630 qui fut la plus destructrice dans notre région.

Figure 1. La structure de la grange de 1561 selon Staatsmann

Figure 2. Charpente de la grange de 1561 d, pignon ouest

Figure 3. Pignon ouest de la grange de 1561 d

La maison des demoiselles Messerlin acquit donc la réputation tenace d’être la plus vieille maison du Sundgau, et l’une des plus anciennes d’Alsace, réputation entretenue par les publications ultérieures qui toutes s’inspiraient de Staatsmann.

Figure 4. Vers 1900. Maison de 1551 i avant son recouvrement par un crépi

Figure 5. Photographie de 1915, au premier plan maison de 1551 i, au second plan maison de 1564 d.

Figure 6. La maison de 1551 de nos jours, photographie sous le même angle que la vue précédente, fait grise mine. Mais les monumentaux pans de bois sont toujours présents sous l’enduit moderne.

Figure 7. Cette maison de Ballersdorf restaurée par M. Stemmelen avec le concours de Maisons paysannes d’Alsace en 1976 est contemporaine (1554 i) de celle de 1551 à Wolfersdorf. Elle est probablement due au même charpentier. Le pan de bois, par ses fortes sections et sa distribution, est similaire. Cette restauration laisse imaginer ce que pourrait être la maison de Wolfersdorf après restauration.

Figure 8. Maison de 1551 i, détail d’une ferme caractéristique de cette période (aisselier assemblé à mi-bois sur l’entretoise et le faux-entrait)

Figure 9. La charpente d’origine est intégralement conservée, en témoigne ce contreventement en X typique de la période de sa construction

Figure 10. Les solives de la Stube, rapprochées et moulurés, témoignent d’un raffinement contrastant avec la massivité de la structure externe

Durant les années 1960 et au début de la décennie 1970 encore, cette notoriété architecturale se doublait d’une singularité ethnographique. Cette maison était l’une des dernières de la région à ne pas comporter de conduit de fumée sortant du toit (à cette époque j’ai encore vu un tel fonctionnement à Gommersdorf). La fumée s’échappait librement dans les combles, après être passée dans le fumoir, conformément à l’adage selon lequel dans le Sundgau rien ne sortait d’une maison, sinon la fumée et encore fallait-elle qu’elle passât à travers le lard. Les bouchers de Dannemarie utilisaient volontiers le fumoir des demoiselles Messerlin.

Figure 11. Article paru dans « L’Alsace » le 22.10.1965

Autour de 1960-1970, le chercheur suisse Max Gschwend parvint à initier un mouvement en faveur de la connaissance scientifique et de la conservation du patrimoine des maisons paysannes. Un des aspects de ce mouvement fut la création du fameux musée de plein air de Ballenberg, regroupant des exemples de constructions rurales de l’ensemble de la Suisse. Max Gschwend, décédé depuis peu, ignorait les frontières et emmenait volontiers des groupes de visiteurs en Alsace et en particulier dans le Sundgau pour leur montrer la ferme de Wolfersdorf.

C’est à ce moment-là que nous fîmes connaissance. J’étais juste de l’autre côté de la rivière, la Largue, affairé à développer l’initiative des « Maisons paysannes d’Alsace » autour de premiers chantiers bénévoles de restauration à Gommersdorf (à partir de la fin 1971). Le moment venu, Max Gschwend rechercha des mécènes pour acquérir la maison des demoiselles Messerlin. Une fondation « Stiftung Hofgruppe Wolfersdorf » fut créée, dotée des fonds nécessaires à l’acquisition et aux charges annuelles d’entretien et d’assurances, ainsi qu’aux travaux de restauration de la grange les plus urgents. Cette acquisition fut réalisée en 1976.

Je suis resté régulièrement en contact avec Max Gschwend, et attentif à la situation de la maison de Wolfersdorf. En 1991 par exemple, je pris l’initiative d’expertiser la grange par dendrochronologie, avec pour résultat la date de construction 1561. Néanmoins, aucun projet de restauration complète en collaboration avec la « Stiftung Hofgruppe Wolfersdorf » n’était envisageable car la vente de 1976 s’était faite sous la réserve d’un usufruit en faveur de Monsieur Albert Baumann, qui habita la maison jusqu’à ces dernières années (2013 sauf erreur).

En 1994, la dotation de la « Stiftung Hofgruppe Wolfersdorf » était épuisée et Max Gschwend était soucieux de mettre en ordre ses affaires au moment de sa retraite. Il me proposa de prendre le relais, ce que le conseil d’administration de « Maisons paysannes d’Alsace » accepta bien volontiers. L’acte de donation e la fondation suisse à l’association alsacienne fut signé dans le bureau du notaire Maître Francis Fassel à Dannemarie le 13 octobre 1995 – le notaire avait fait don de ses honoraires. Dans la foulée, nous avons effectué des travaux de consolidation du pignon de la grange, grâce à un concours spécial assez important du Lions Club Colmar Schweitzer (de mémoire 50 000 F) obtenu par notre administrateur Pierre Heinrich.

Par la suite, nos seules charges furent les assurances et peut-être les impôts fonciers. A différentes reprises, j’ai essayé de discuter avec les élus locaux (commune et conseiller général) de l’avenir de cette ferme, sans obtenir d’écho. Nous avions sur place d’excellents relais (feu le docteur Pierre Gutknecht et son épouse Christine Gutknecht-Platt).

Figure 12. Article paru dans Basler Nachrichten 17 juillet 1976

Figure 13 . En 1995 Max Gschwend signe l’acte de donation de la maison des demoiselles Messerlin en faveur de « Maisons paysannes d’Alsace », je suis à gauche et l’aimable notaire Francis Fassel à droite.

Un contexte bâti de la seconde moitié du XVIe s. exceptionnellement conservé… et étudié

Une des difficultés soulevées par l’étude de l’habitat très ancien (XVe s.-XVIe s est que l’on s’appuyait jadis, faute de mieux, sur quelques exemplaires portant une date ou, plus rarement, datées par dendrochronologie. Ces isolats étaient par la force des choses considérées hors contexte chronologique local. Aussi on ignorait à quoi ressemblaient les maisons de la même période dans le même village. Les maisons connues étaient-elles ordinaires à leur époque, ou sont-ce des maisons qui doivent leur conservation à leurs qualités exceptionnelles ? D’où l’intérêt de procéder au plus de relevés et dendrodatations possibles dans le même village. On a vu le profit que l’on pouvait tirer des résultats obtenus selon cette méthode à Lutter, où l’étude d’une trentaine de maisons a donné lieu à la publication de deux tomes de « Les villageois de Lutter en leurs demeures ». Wolfersdorf a été la première commune où il nous a été possible d’étudier la totalité du contexte villageois de la maison de 1551, seule identifiée jusqu’alors.

Figure 14. La maison et grange de 1551-1561 (n° 66) dans leur contexte après dendrodatations

Figure 15. Au premier plan la maison n° 64 (1564 d), au centre et à gauche maison n° 66 (1551 i) et grange (1561 d), à l’arrière-plan grange (1561 d) et au fond maison n° 69 (1586 d)

Figure 16. Maison n° 69 (1586 d) en 2010, défigurée depuis (ci-dessous). Au second plan maison de 1551.

Figure 17. Même vue,  peu après l’étude du village. La maison de 1586 est noyée dans une isolation par l’extérieur.

En 2011, grâce à Christine Platt alors adjointe au maire de Wolfersdorf Christophe Weber, je pus mener une campagne de datation par dendrochrononologie des autres maisons de Wolfersdorf antérieures à la Guerre de Trente ans. Au total nous avons pu relever et dater 5 maisons construites entre 1535 et 1586 – en sus des deux bâtiments de l’ensemble des demoiselles Messerlin. Voilà qui remet radicalement en cause la « rareté » de ce dernier, mais lui donne cependant un intérêt supplémentaire : un ensemble en contexte préservé, apportant des éléments de comparaison, est évidemment beaucoup plus intéressant que des éléments hors contexte, aussi précieux seraient-ils. A cet égard Wolfersdorf est, en l’état actuel des connaissances, le village sundgauvien qui conserve le nombre le plus important de maisons en pan-de-bois antérieures à 1600.

Le budget consacré par la municipalité à cette opération, conclue par une conférence publique de présentation des résultats, était très significatif : environ 6 000 euros. Malheureusement il n’y eut pas de suite, du moins de suite mesurable. Je ne réussis pas à faire passer l’idée d’apposer des panneaux d’information devant les maisons étudiées (ce que je pus faire à Obermorschwiller dans le cadre de mon enseignement de muséologie). J’avais préparé un dépliant, à déposer au syndicat d’initiative et proposer aux touristes dans des lieux comme le port de plaisance de Dannemarie mais même cela ne fut pas suivi. Il était très difficile d’aborder le sujet de l’avenir de maison des demoiselles Messerlin, alors qu’il y avait des menaces sérieuses de vente à des personnes insensibles à l’intérêt historique des lieux.

La raison de la difficulté à seulement aborder le sujet tient partiellement aux évènements qui ont secoué l’écomusée en 2006 : ces derniers ont instillé dans les esprits que tout ce qui touchait l’écomusée était compliqué et très sensible politiquement.  Depuis, une nouvelle municipalité a été élue et je ne connais pas ses intentions en matière de patrimoine.

Il est certain que prendre à présent en main le destin de cette maison, transmise grâce aux efforts désintéressés de deux générations, celle de Max Gschwend puis la mienne, serait une œuvre magnifique.

Néanmoins, une issue favorable se heurte aux difficultés habituelles. Au premier chef, l’indécision et la manque d’intérêt du propriétaire, l’association de l’écomusée pour laquelle ce joyau patrimonial est semble-t-il un fardeau auquel elle ne comprend rien et dont elle ne sait comment se débarrasser. Le fardeau s’alourdit du reste d’année en année car on ne peut pas dire que le bon entretien des maisons anciennes soit la marque de fabrique des directions successives de l’écomusée…

La commune quant à elle n’est peut-être pas aussi indifférente, mais quelle pourrait-être la vocation de ce bien ? D’autant plus que toute conversion de cet ensemble en unité fonctionnelle (logements, gîtes, salle d’activités) impliquerait des mises aux normes et transformations qui obèreraient son intérêt archéologique et patrimonial. Car cette maison et cette grange ne sont pas une enveloppe, un contenant dans lequel insérer au forceps à grand prix des fonctions nouvelles. Elle serait d'un plus grand profit pour la collectivité si elle était reconnue comme « réserve archéologique » (il existe bien des réserves naturelles !).

J’ai une fois de plus et sans doute la dernière fois soumis cette proposition par écrit à la commune en février 2023, lettre restée sans davantage de suite que les précédentes démarches :

« … la recherche de repreneurs lancée par l’écomusée en 2016 s’était révélée infructueuse. Les collectivités qui pourraient être concernées n’ont pas de besoin ou de projet en la matière. Du reste le consensus pour un hypothétique projet serait difficile à obtenir d’emblée. Et si un projet était évident, s’il y avait pour le mettre en œuvre des entrepreneurs aussi sérieux que visionnaires, nous le saurions.

La situation actuelle risque donc de se prolonger. Objectivement cela ne pose pas de problème aussi longtemps que l’on sera vigilant à assurer un entretien minimal. Mais le caractère de « verrue » de cet ensemble ne pourra que s’accentuer.

Je resterais donc sur la position que j’avais exprimée auprès de M. le Maire en 2016. Le transfert de propriété de l’écomusée vers une structure publique ou associative de proximité me paraît un préalable.

Une fois ce point réglé, je serais fortement partisan d’une méthode douce et progressive.

Il faudrait à mon avis redonner à cette maison un statut d’objet patrimonial, aux yeux des habitants de la commune et des alentours. Pour cela, on pourrait monter un programme de quelques journées de visites guidées, en relation avec des associations qui disposent d’un réseau de sympathisants pour le patrimoine rural. Cela ferait de la médiatisation, qui assurerait une première base de sensibilisation. On verra sans doute émerger quelques personnes prêtes à s’engager un peu. Il n’en faut pas des centaines.

Cela donnerait un objectif. Pour l’atteindre avec succès, quelques chantiers qui ne coutent pas grand-chose seraient organisés : le nettoyage de la maison, le désencombrement de la grange, sont  nécessaires. Au bout de deux ou trois jours de travail cet ensemble sera montrable, et c’est déjà un grand pas qui aura été fait.

Il faut raconter une belle histoire, celle du réveil d’une Belle au bois dormant.

Ensuite, il faut faire confiance. C’est d’une dynamique de quelques personnes motivées, c’est de la remise en évidence de la valeur de cet ensemble aux yeux de la partie de la population qui s’intéresse, que naîtront des désirs, des visions, puis des propositions concrètes de projets réalistes et si possible modestes ».

 

 

Marc Grodwohl
2016/2024