Une muséographie vivante de l'agriculture (1986-2006)

L'écomusée d'Alsace d'aujourd'hui n'a plus grand chose de commun avec ce que mes collègues et moi avions construit de 1980 à 2006. Cet article, comme d'autres, a pour finalité de ne pas perdre totalement l'expérience; elle débuta par l'installation du musée sur une friche industrielle, dépourvue de tout passé agricole. Je montre comment nous avons été amenés à y construire, ex nihilo, une activité de polyculture-élevage. Elle était nécessaire à la mise en mouvement des collections ayant trait à l'agriculture; plus encore, elle permit l'expression publique des savoirs d'anciens agriculteurs et leur transmission à de jeunes amateurs et professionnels. Ce long parcours fait ressortir aussi les modifications du regard que porte la société sur son agriculture. Pour cette raison, le traitement muséographique , sur la forme et les contenus, se devait d' évoluer en permanence.

Le paysage des musées d'agriculture en 2007

Selon le Guide du patrimoine rural (Royer 2002) paru en 2002, autour de 600 musées et collections sont consacrées tout ou partie à l'agriculture en France, soit une augmentation de 50% par rapport à la première édition de cet ouvrage en 1988. Le site web de l'Association française des musées d'agriculture (AFMA) dénombre en 2007 66 établissements adhérents ; de la liste de ces derniers on peut extraire quelques caractères du paysage actuel de la muséographie de l'agriculture.

58% des établissements adhérents à l'AFMA revendiquent le statut de musée ou d'écomusée. Les écomusées adhérents de l'AFMA représentent 9% du total des écomusées représentés par la Fédération des écomusées et musées de société. C'est, peut être, un indice du recul consommé des préoccupations d'histoire agricole au sein des écomusées, ce que suggère l'absence dans la liste de l'AFMA d'écomusées pourtant construits sur cette thématique ou marquée par elle, par exemple Rennes, Marquèze…
Les musées d'agriculture eux-mêmes semblent avoir instauré une distance avec les générations précédentes qui ont sauvegardé, muséifié avec plus ou moins de bonheur, les témoignages d'une « société paysanne » (Mendras ) en cours d'extinction. Seuls 11% des musées d'agriculture font référence à la « ruralité » dans leur appellation, et seulement 3% au « paysan », à égalité avec le « traditionnel ».

Les territoires ont eu le vent en poupe, 48% des appellations incluent une référence spatiale, soit purement locale (18%) soit régionale, en général celle du « pays ». Les activités et les produits (la palme revenant au cidre) sont présents dans 33% des noms des musées.
A ma connaissance, l'Ecomusée d'Alsace avait une place un peu à part dans ce dispositif. Il a partagé, comment pourrait-il en être autrement, beaucoup de points communs avec ses confrères musées d'agriculture, dans les pulsions et logiques de collection et dans la place éminente du bénévolat d'éleveurs et agriculteurs. Mais il a eu, contrairement à d'autres, la chance –qu'il a souvent un peu forcée- de pouvoir s'appuyer sur une exploitation agricole grandeur nature, créée pour les besoins de la cause : essentiellement , mais pas seulement, maintenir une partie des collections agricoles dans leur valeur d'usage. Mais ce ne sont pas ces points, certes majeurs, que la rétrospective qui suit veut relater. Je vais m'efforcer de montrer comment, par étapes, s'est montée une base spatiale –des bâtiments, un territoire- et professionnelle –des salariés permanents qualifiés- permettant d'offrir aux bénévoles une plate-forme technique aux témoignages et démonstrations de savoir-faire qui relevaient de leurs missions et de leurs désirs.

En même temps, je réitère l'idée selon laquelle le témoignage direct d'agriculteurs et d'éleveurs est nécessaire au projet de ce genre de musées, dans leur mission de lien social et intergénérationnel. Il est nécessaire, mais pas suffisant. Il appartient au musée de relier, au jour le jour, la valeur des gestes et récits individuels à d'autres formes de médiation, évitant une transmission unique, dès lors à certains égards appauvrie, de l'histoire agricole. La somme des témoignages ne fait pas une histoire, elle produit un regard sur l'histoire, le temps de la vie de ces témoins. Au musée la charge, s'il en trouve l'énergie et les moyens, d'assurer la conservation de ce qui a –temporairement- valeur de généralité dans les patrimoines tant immatériels que matériels. Un essentiel qui doit tenir compte de l'attente évolutive des publics, certes, mais ne peut pas sacrifier au seul évènementiel.
La qualité des « animations » de l'Ecomusée à thème agricole était connue, malheureusement la communication faite par des tiers en a donné l'image d'une reconstitution de scènes pittoresques du « bon vieux temps », ce qui répondait il faut le reconnaître, à une attente sociétale du moment. Cette insuffisante communication, fondée sur la perception que les médias ont de l'attente et de l'intelligence du public, inscrit malheureusement le travail du musée dans l'éphémère, la surface et un excès de marchandisation. Je vais montrer ici comment, avec le concours de grands professionnels, un espace de récits d'agriculture vivante s'est construit, en quelques étapes-clef dans un grand musée généraliste.


Figure 1 : arrivée de la charrette des moissons dans le « village » de l'écomusée, où elle sera déchargée et entreposée en grange avant le battage

Description sommaire de l'agriculture à l'Ecomusée d'Alsace en 2006

Le « terroir » de l'Ecomusée d'Alsace en 2006 occupe une dizaine de hectares, sur une longueur maximale de 500 mètres, et une largeur moyenne de 250 m,
A l'ouest il s'adosse sur le front construit du musée et le système hydrographique (canal usinier et rivière), à l'est il est en contact avec la forêt. Il est divisé en :
- lopins de maraîchage, petits fruits et pièces de vignes
- trois soles de champs (céréales de printemps, céréales d'hiver et plantes sarclées)
- prés et vergers, notamment un verger conservatoire de variétés anciennes de pommiers.
Le réseau des chemins de desserte et d'exploitation est sectionné par une grande allée cavalière, qui traverse le musée de part en part, trait de sabre d'une longueur de 650 mètres qui rompt délibérément avec le vocabulaire des réseaux viaires traditionnels.
Les champs sont travaillés par la propre équipe permanente de l'Ecomusée, associée à un jeune agriculteur exploitant par ailleurs ses propres terres. Les travaux sont effectués par traction animale (boeufs, chevaux, couples bœufs-chevaux) et motorisée.
Les apprentissages ont une importance majeure, la transmission des savoirs techniques s'effectuant des anciens aux permanents et bénévoles, croisée avec des échanges au cours de rencontres professionnelles thématiques : par exemple rassemblements de bouviers, éleveurs de chevaux de trait, etc.
Les séquences du cycle annuel des travaux donnent lieu à un programme thématique. Les travaux, réels, sont sommairement scénographiés de façon à ouvrir le désir du public d'aller au-delà de la scène de genre. A cet effet, un propos soigneusement préparé, technique et scientifiquement, est tenu par les permanents du musée et des spécialistes bénévoles reconnus, le plus souvent chercheurs, ingénieurs agronomes, techniciens agricoles.
Des dispositifs d'information sont également à disposition du public : plaquettes d'identification des végétaux –au suivi difficile compte tenu des rotations de culture et de la variété considérable des espèces- et une exposition de plein air sur un principe de carrés de fouilles biologiques.

Les photographies suivantes donnent la mesure de l'envergure physique des travaux qui ont inséré ce dispositif exogène dans le milieu dégradé existant , participant ainsi à sa renaturation sans en nier la mémoire de son origine récente, essentiellement industrielle.


Figure 2 : état des terrains (ancienne forêt du Grosswald affectée par la pollution de la mine de potassse « Rodolphe) vers 1970 . En rouge, la zone qui sera construite, la flèche verte désigne le futur espace agricole, le rectangle bleu une pâture communale historique (Mounimatt ou "pré du taureau communal")

Figure 3

Figures 3 et 4: états du terrain vu du nord avant travaux, en hiver 1988/89 et 2005

Figure 5

Figures 5 et 6 : états du terrain vu de l'est avant travaux, en hiver 1988/89 et en 1992

Premiers pas vers la muséographie de l'agriculture à l'écomusée (1988)



Figure 6b: les encouragements de Jean Cuisenier, Conservateur en chef du Musée National des arts et traditions populaires et Président de l'Association françaises des musées d'agriculture à l'issue de sa visite de l'écomusée d'Alsace en 1986: " J'ai beaucoup apprécié la qualité et l'ampleur du programme, la variété des présentations, le souci pédagogique pour les publics les plus divers. J'ai admiré aussi la richesse et la précision de la documentation scientifique qui soutient l'ensemble du programme. Félicitations et encouragements à toute l'équipe. Et bonne chance pour les développements futurs". Nous avions longuement échangé sur les orientations à donner à la présentation de l'agriculture à l'écomusée.

Pour mémoire, les travaux de construction de l'Ecomusée d'Alsace débutent en 1980 sur un terrain inoccupé ; il ouvre au public en 1984 et poursuit son développement depuis lors. Dès son ouverture, l'engouement du public dépasse toute attente. Au-delà de l' « audimat » ce qui nous intéresse ici est la part que prennent –notamment- les agriculteurs et éleveurs, ou ceux qui ont une appartenance à cette culture, dans l'enrichissement spontané des collections du musée. Assez vite, du don d'une partie de soi à travers l'offrande d'objets au musée, on passe au don de sa personne, au moyen du bénévolat. Dans une très large mesure, l'intérêt de l'Ecomusée pour l'agriculture a été plus qu'orienté par le public : il a été exigé et co-construit. Les organisations professionnelles d'abord quelque peu réticentes au regard de la coloration historiquement écologiste du projet, et craignant la diffusion d'une image rétrograde de l'agriculture, ont dans un premier temps participé à la réflexion puis soutenu la démarche.

La première version du projet de constitution et de présentation d'un patrimoine agricole est datée de début 1988, intégrée à un projet global de reformulation des objectifs du musée de plein air après trois ans d'ouverture au public.
Dans cette étape, le projet d'agriculture ne vise pas à montrer l'organisation d'un terroir cohérent avec l'ensemble des constructions du musée : c'eût été mettre la logique de « recréation de village » en avant, ce que nous ne voulions pas même si l'ambiguïté inhérente aux fondements mêmes du musée était déjà patente.


Figure 7 : schéma d'organisation spatiale de l'écomusée d'Alsace en février 1988

Pour nous prémunir d'une nouvelle source d'équivoques, nous pensions partir d'une ferme en activité et suivre le trajet d'un groupe familial, de sa maison à ses champs. La communauté de village apparaissait ainsi en « creux ».
Extrait de la formulation de 1988 : « …une ferme exploitée débouche inévitablement sur la reconstitution de l'espace cultivé de cette ferme, à une époque cohérente par rapport à la tonalité générale du village (sic !) : par hypothèse entre 1900 et 1930. On souhaite que cet espace soit d'animation permanente, au fil des saisons. Il doit être humanisé, cultivé par une famille fictive permettant au public de s'identifier à elle. Cet espace cultivé dont on pressent l'atmosphère (parcelles étroites en lanières, haies, travaux à traction animale) vient buter sur un parc naturel aménagé. Car dans cette zone agricole, notre propos sera de traiter d'une part la relation de la famille au village, à travers la ferme habitée, et d'autre part la relation à la nature à travers l'espace cultivé »

Figure 8 : articulation des zones en cours de construction et de la zone agricole telle qu'elle était pensée en 1988

« …c'est l'Ecomusée tout entier qui doit vive au rythme de l'agriculture…c'est donc une ambiance générale qui a s'intensifier dans la ferme qui sera la porte du parc d'agriculture…symboliquement cette ferme sera …autour du majestueux porche placé dans l'axe de la place du village. Ce sera la ferme du bout du village devant laquelle passe le chemin qui mène aux champs.
Le modèle est celui d'une certaine Alsace opulente, la ferme sur plan carré organisée autour d'une cour centrale qui est aussi bien celle de la plaine de l'Ill, du Kochersberg ou pays de Hanau, souvent du piémont viticole.
C'est un assemblage d'éléments d'époques les plus diverses, construits et remaniés à mesure des besoins. Le matériel nous situe l'époque : en franchissant le porche, nous avons fait un saut de deux générations dans le passé, nous sommes quelque part entre 1920 et 1930. C'est une ferme occupée, habitée par le patriarche maintenant inactif, son fils âgé d'une quarantaine d'années qui a la charge de l'exploitation, et quatre petits enfants. Cette famille va nous donner le fil d'Ariane, depuis une polyculture qui a quelque chose encore de l'agriculture de subsistance, jusqu'à l'agriculture de production… Sortons de la ferme du bout du village. Nous traversons les jardins, les chènevières, les vergers et débouchons dans un vaste espace cultivé, une sorte de clairière de huit à dix hectares. Le parcellaire en lanières montre un pâturage, les prés de fauche et leur système d'irrigation, les céréales. Le travail est fait devant le public avec le matériel de la période 1920-1930 ».

Dans cette première vision, qui ne repose pas sur une
recherche scientifique approfondie préalable, nous faisons un choix temporel en faveur d'une période bien documentée, dont les objets sont conservés et dont les acteurs directs sont encore en capacité de témoigner.

Pour autant, nous ne voulons pas nous laisser enfermer dans une représentation unique puisque notre déclaration d'intention se poursuit ainsi : « au bout de ce parcours 1920, dès lors que l'on aura traversé un rideau d'arbres,…, on se trouvera propulsé une génération plus tard. C'est à l'ombre de la masse de la mine Rodolphe qu'une seconde clairière, de l'ordre de 12 à 15 hectares, sera entièrement consacrée aux tournants de l'agriculture autour de 1950 : parcelles remembrées, chimie phytosanitaire, engrais, mécanisation de la culture et de la récolte, sélection des semences… ». Et nous concluons : « en toute logique, le parcours du visiteur viendrait s'achever quelque part sur une exposition permanente et réactualisée aussi régulièrement que de besoin sur le thème «de la tribune libre de l'agriculture haut-rhinoise, autant de matériaux pour nos successeurs ».

Lorsque l'on revient à ce texte aujourd'hui âgé de 20 ans, on voit combien la démarche est tâtonnante sur la forme, limitée dans ses dimensions théoriques et scientifiques ; à notre décharge, où aurions-nous pu chercher et trouver les modèles ? Et ce projet initial est une déclaration d'intention, qui fixe l'essentiel, à savoir le refus d'une présentation intemporelle et fixiste de l'agriculture et l'ébauche des premiers liens entre l'architecture vernaculaire et les milieux. Un horizon de projet est donné, une ligne de conduite est tracée.
Les années 1988 à 1991, en même temps que se poursuivent les travaux de préparation des sols, sont consacrées à une campagne de recherches ethnologiques sur les états et les mutations de l'agriculture au XX e siècle. Notre vision appartient à une génération intervenant après les grandes restructurations de l'agriculture : elle est confrontée à l'évidence d'un changement culturel qui ne remet pas en cause l'existence même de l'agriculture, mais écrase la plupart des savoirs antérieurs. Savoirs techniques anciens très étendus certes, entremêlant apprentissages scolaires de l'enseignement, transmissions affectives et orales, expériences et innovations cantonnées dans le cadre étroit fixé par la communauté.


Savoirs finalement peu reconnus et peu valorisants pour le statut social de leurs détenteurs : des matériaux pour l'archéologue, qui doit fouiller les couches récentes pour mettre la lumière sur des vestiges.
C'est donc une vision d'entre-deux : les musées d'agriculture dans la période 1970-80 semblent dessiner deux France : celle de l'agriculture industrielle à la mécanisation/motorisation magnifiée, qui s'exprime par des collections très étendues qui donnent la primauté à la technique, poids des objets et de leur nombre faisant loi. L'autre France, celle de la désertification rurale et de la friche, où l'on s'accroche à ce qui peut témoigner qu'autrefois ici était la vie : petits musées composites, dans lesquels la logique de collection est personnelle et affective. L'Alsace, question d'époque et de conditions locales, était l'une et l'autre France, et pour cette raison même soin statut était ambivalent, pauvre en collections et musées agricoles. Notre vision du projet nécessaire s'inscrivait dans cette réalité, en même temps qu'il devait donner quelques gages d'ouverture à la profession agricole contemporaine.
La volonté de présenter une agriculture dans un état de transformation, de tuilage du vieux et du neuf, et surtout du double rapport entretenu par l'individu et son territoire –en tant qu'entrepreneur individuel et que chaînon d'un groupe aux règles rigides – débouchera sur une exposition, « Les champs de Morand ». Elle restitue, simultanément à l'édition d'une publication de référence , deux années d'enquête ethnologique qui mettent à jour les mutations de l'agriculture et de l'élevage au XXe siècle.

Le terroir est ainsi posé, au regard du visiteur, comme un espace productif constitué de propriétés privées indissociables des règles communautaires qui garantissent l'efficacité de leur valorisation. Notre travail n'a pas eu pour fin de décrire un système dans une forme immobile et idéale au sens de la simplicité et de l'efficacité didactique du propos. Cela aurait supposé de relater l'action d'un individu, en tant reproducteur d'une pratique grégaire et atavique, exemplaire de la totalité des membres du groupe. J'ai pris l'option opposée, justifiée par la recherche, de présenter un individu fictif dans un moment précis : Morand, âgé de 40 ans en 1930.

 


Figure 9 

Figures 9 et 10 : entrée de l'exposition de plein air « Les champs de Morand ». Nous avons joué sur le sobriquet des habitants du village de Morand, « les oiseaux de Paradis »

Dans notre terroir, les parcelles éparses prêtées à Morand sont identifiées par une station. Chaque station est consacrée à une séquence des travaux agricoles, illustrée par une ou plusieurs machines –ou autres objets- et des photographies cohérentes avec la période évoquée. Les textes décrivent les modalités et finalités de chaque tâche, en posant le problème que Morand doit résoudre. La technique héritée est-elle pertinente ? Quels autres choix s'ouvrent à lui en fonction des nouveautés génétiques, chimiques, mécaniques ? Quelle est sa marge de manœuvre, dans son propre écosystème : tel choix pertinent pour une culture donnée aura des effets destructeurs sur d'autres productions. Telle autre option est irrecevable pour des raisons culturelles. Telle autre option ne pourra se réaliser dans le système communautaire en vigueur. Nous présentons ainsi l'agriculture comme un faisceau renouvelé de choix possibles, dont la sélection ne relève pas exclusivement de critères techniques et productivistes. Les textes sont longs pour une exposition : cela répond au choix de livrer un récit, dans un espace périphérique aux centres d'attraction, propice à prendre le temps de la découverte.

Les champs de Morand, ou le parcours d'un agriculteur autour de 1930 entre collectivité et individualité

Extrait de la revue de l'association en 1993 : « Les bénévoles de notre association ont conduit à bonne fin la reconstruction de la chapelle St Nicolas de Kirchberg-Langenfeld, dont le terme a été marqué par l'inauguration le 2 Août 1992 par l'Evêque¬- Archevêque de Strasbourg. Monseigneur Brand. La chapelle des champs constitue aujourd'hui un appel visuel, au bout du terroir patiemment reconstitué par notre commission "Vie Rurale". M.Alfred Ohrel de Habsheim y a d'ailleurs cultivé plusieurs parcelles selon la technique des "champs bombés" du Sundgau, particularité aujourd'hui totalement effacée du paysage sauf dans certains sites fossilisés par la couverture forestière.
Le projet "Les Champs de Morand", conçu en 1991, a pour objet de mettre en évidence la place d'un cultivateur donné à l'intérieur du système de la communauté de village. Nous avons ainsi choisi un cultivateur fictif que nous avons dénommé "Morand", du nom du saint patron du Sundgau... et du prénom de notre conseiller expert M .Morand Eichinger.
Un chemin a été tracé, partie dans les champs, partie dans la forêt. Il est ponctué par 11 stations, des cabanes à l'instar des cabanes à vaches, à outils ou à fourrage qui parsemaient autrefois le paysage. Chaque cabane est affectée à un thème, et l'on y retrouve Morand confronté à des problèmes de choix technique, de rapport aux autres agriculteurs du village, de nature etc.... »

1. Sur les traces de Morand , un « oiseau de paradis »

Morand a 40 ans en 1930. Son père, malade, lui a laissé la conduite de l'exploitation agricole: Morand n'a pas à supporter comme beaucoup de ses collègues paysans le poids du patriarche dans chaque décision. Son exploitation se place dans la moyenne aisée pour son pays du "Sundgau": il possède 15 hectares dont 8 de champs... éclatés en 50 parcelles aux quatre coins du ban communal. Car l'usage communautaire veut que les cultures tournent chaque année d'un secteur du ban communal à l'autre: c'est l'assolement triennal. Chacun répartit donc ses terres dans chacune des soles. De succession en succession, ces parcelles sont partagées entre les héritiers dans le sens de la longueur. Aussi Morand cultive-t-il des lanières de quelques mètres de large. Il en était ainsi depuis longtemps. Mais autour de Morand le monde a changé, le village a été saigné par la guerre, l'exode rural, la ponction de main d'oeuvre par l'industrie. On est moins nombreux sur la même terre, c'est une chance pour ceux qui restent car de petits remembrements à l'amiable deviennent possibles. La communauté de vil/age qui dictait tous les comportements et le cycle des travaux s'affaiblit. Morand peut s'affranchir des contraintes du passé et faire ses choix personnels de modernisation.
Suivez les traces de Morand accompagnant son cheval pour une des dernières années, car l'achat de son premier tracteur sera pour bientôt et il faudra du courage: car sur les paysans des 100 villages du Sundgau, ils ne sont qu'une trentaine à vouloir sauter le pas. .Arrêtez-vous à chacune des stations, comme Morand s'arrête pour réfléchir car chacun de ses choix le conduira en terre inconnue.


 
Figure 11 : Attelage d'un cheval et d'une vache. Sundgau, sans date, photo Pierre Kraft

2. la fumure organique

Morand continue sur les traces de son père. Il pratique la polyculture. Ne croyez pas que cela veut dire qu'il bricole en faisant un peu de tout. La polyculture, c'est un système complexe dans lequel toutes les actions et tous les produits sont interdépendants. Au centre de cet écosystème se trouvent les animaux , cheval, vache, boeuf. Ils apportent l'énergie pour le travail de la terre, et une
partie des produits de la ferme, viande, lait. Or nous dit le proverbe "Eine Kuh die wenig frisst, gibt wenig Milch und wenig Mist", une vache qui mange peu produit peu de lait et peu de fumier.
Pour que la vache mange bien il faut que les pâtures soient bien engraissées ... et pour que les pâtures soient bien engraissées il faut que la vache mange bien.
Morand sait tout cela. Il connaît les défauts et qualités de ses collègues du village, mais s'il va plus loin il repère tout de suite la qualité de l'agriculteur inconnu à son tas de fumier. Et en ces années 30 pendant lesquelles s'exerce une lutte forcenée entre les corporations paysannes traditionalistes et la ligue paysanne populiste et autonomiste, les occasions de sortir ne manquent pas... ne serait-ce que pour arroser de purin la cour du Sous-Préfet .



Figure 12: tressage d'un fumier en tas, Wittersdorf, sans date, photo Pierre Kraft

Figure13 : chargement mécanique du fumier, sans date, photo Pierre Kraft


3. Morand innove : les amendements chimiques

Au delà des collines, les chevalements des puits de potasse poussent comme des champignons en même temps que Morand grandit. On lui a raconté que la découverte de ce qui fut longtemps le plus important gisement de potasse du monde est due à l'intuition d'une grande exploitante agricole, Amélie Zurcher. Une nuit d'angoisse pendant la terrible année de sécheresse 1893, elle s'est convaincue que la richesse de la terre reviendrait grâce aux trésors qu'elle recèle en sa profondeur.
Aujourd'hui, près de quarante ans après, Morand utilise couramment des engrais potassiques et des scories qu'il épand sur ses prairies. Les bons résultats qu'il obtient l'encouragent à faire de nouveaux essais, dans les champs cette fois, avec des engrais phosphatés et azotés. Pour son père, épandre du "Kunstmist" , du "fumier artificiel", c'est dilapider de l'argent durement gagné qui serait mieux utilisé pour acheter de nouvelles terres. Pour Morand, c'est semer de l'argent pour récolter davantage sur le même sol. Morand pense à tout, sauf à l'impensable. Il ne sait pas qu'au bout du processus dans lequel il entre et qui va s'accélérer à la fin de la carrière de son fils, et pendant celle de son petit-fils, on n'utilisera plus que ces engrais et que les vaches ne seront plus bonnes à rien, produisant de la viande qui se vend en dessous de son coût de revient, du lait en excédent, du fumier dont on n'a nul besoin.


4. Le sarclage

Dans les champs bien engraissés de Morand, tout pousse et les mauvaises herbes pas moins vite que semailles et plantations. Pour combattre cet envahissement, Morand ne procède pas autrement que son père ne le faisait déjà, en hersant légèrement le blé.
Pour les autres cultures, légumes, plantes fourragères, le travail est manuel. Aussi Morand s'appuie-t-il sur sa petite équipe de femmes, son épouse, sa belle-soeur célibataire, une veuve du village qui n'a pas de pension et doit aider de ci, de là pour survivre.. Il passe entre les rangs avec son sarcloir tracté par son cheval, et les femmes nettoient sur le rang à la main, courbées, sarclant et binant dans le même geste répété sans cesse.
"Mon Dieu Que la terre est basse" disent parfois les moins valides, sans même penser à se plaindre tellement ce geste a toujours été vu depuis la naissance même de J'agriculture. Il n'y a pas d'autre solution. Et puis arriveront les premiers désherbants chimiques sélectifs, souvent combinés aux engrais. Mais ce seront surtout les femmes des générations du fils et du petit fils de Morand qui seront ainsi soulagées.


5. Les pommes de terre

Morand a tout d'un coup une bouffée de mauvais souvenirs de son enfance. Autant dès le retour de l'école le cartable était vite jeté dans un coin, et il filait nourrir les volailles, fourrager les bêtes, autant les jours de récolte de pommes de terre étaient redoutés. Quel travail harassant... Concurrencé par les meilleures terres maraîchères de Colmar, il produit moins de pommes de terre que n'en faisait son père. Les gens étaient moins exigeants à l'époque et c'est la même variété qui servait à engraisser les cochons et nourrir les hommes. Aussi, son père se rendait à la ville avec son attelage chargé de pommes de terre et livrait aussi bien les villas des beaux quartiers que les pavillons des ouvriers dans les cités minières...



Figure 14 : livraison paysanne à Altkirch en 1950, photo Pierre Kraft

Figure 15 : la récolte des pommes de terre près de Riespach en 1968, photo Pierre Kraft


Sous les sacs de pommes de terre, des bouteilles de kirsch, et du meilleur, étaient destinées aux bourgeois. Travailleur et économe, le père de Morand revenait avec ses sous. Il passait bien sûr dire bonjour à ses copains à "L'Agneau d'Or" à Mulhouse qui était le rendez-vous de toute la paysannerie, et où les chevaux pouvaient boire et manger. Mais il n'était pas de ceux qui y faisaient bombance, avant d'aller ailleurs faire pire encore, et confier le chemin du retour à leur cheval... Morand n'aime pas ces façons de faire qui annoncent la fin du règne de familles autrefois prospères et respectées.

6. Le ban communal


Morand habite le village, mais ce n'est pas le fait de vivre tous au même endroit qui soude la communauté. Elle tire sa force et sa raison d'être dans l'exploitation d'un même terroir, selon des règles communes acceptées plus qu'imposées.
A ce point-ci, Morand arrive à une limite longtemps imprécise de ce terroir. Son grand¬-père, qui le tenait de son grand-père et ainsi de suite, lui a expliqué qu'il y a longtemps cette grande forêt qui séparait ce terroir des autres était commun à tous les villages alentours. C'était le domaine des bergers, des bûcherons et charbonniers. Ce n'est qu'au moment de la Révolution que le partage a été fait entre les différents villages.
Que d'histoires cela devait-il faire, se dit Morand. Il est déjà difficile de bien s'entendre à l'intérieur du village, alors si plusieurs villages devaient s'entendre entre eux... Car de part et d'autre des limites communales on ne s'apprécie pas toujours beaucoup. Chaque commune a son sobriquet. Morand appelle ceux du village d'à côté des "Galopbura ", "Paysans au Galop" car ils travaillent très vite, mais la précipitation n'est pas toujours garante d'un travail bien fait. Plus loin, c'est le village des « Frugta Narrà » qui ne pensent qu'à travailler, ce qui n'est pas si louable que cela car à trop travailler on risque d'oublier les choses importantes, la famille, l'église.
Morand, lui, appartient à la tribu des "Paradiesfegel", "oiseaux du Paradis", car son village a la réputation d'avoir les terres les plus fertiles de la région. Ce surnom flatte Morand et l'agace en même temps. Croit-on que c'est la qualité de la terre qui fait la valeur du paysan? Pour Morand, c'est le travail et l'astuce du paysan qui créent la richesse de la terre. Ce qu'il a, il le doit à ses ancêtres et à lui.

7. La propriété



Figure 16 : champs bombés à Moernach vers 1958, photo Pierre Kraft

Figure 17 : champs bombés à l'Ecomusée d'Alsace, 1989
 
Figure 18 : labour dans le Sundgau, sans date, photo Pierre Kraft


Morand ne sait plus quand et comment il a appris les dizaines de noms de lieux qui désignent les terres du ban communal. Les champs sont regroupés en trois grands
secteurs, les soles, elles-mêmes subdivisées par le réseau des chemins en quartiers. Chacun porte son nom. A l'intérieur des quartiers sont les parcelles, longues et étroites. A l'époque du grand-père du grand-père de Morand, il n'existait pas de plan cadastral figurant les parcelles une à une. Dans les actes on situait chaque parcelle par rapport aux propriétaires des parcelles voisines. Comme l'éventail des noms et prénoms était assez limité, cela donnait des descriptions du genre "un morceau de terrain à Jean Muller fils de Jean entre un morceau à Jean Muller fils de Joseph et un morceau à Joseph Muller fils de Jean du Haut du Village". Mais sur le terrain on s'en sortait , Morand s'en sort toujours et le garde-champêtre, véritable cadastre vivant, est là pour arbitrer les conflits.
Il y a des bornes et des arbres repères, bien sûr. Surtout, Morand pratique encore le labour à l'ancienne manière du Sundgau, qu'en plaine on a déjà abandonnée depuis un siècle. Morand travaille avec une charrue simple qui ne verse que du côté gauche, une particularité du Sundgau. De ce fait, la terre est ramenée progressivement vers le milieu du champ ce qui lui donne un profil bombé très marqué. De la sorte, aucun danger à ce que la terre de Morand ne soit rognée par le voisin... les deux parcelles sont séparées par un profond sillon qui constitue la limite et favorise en même temps l'écoulement des eaux pluviales.


8. Les semailles

Après le labour et le hersage, Morand sème son blé à la volée. Jusqu'à ces dernières années, il achetait ses semences à des sélectionneurs locaux, qui lui proposaient le blé de Steinsoultz, le rouge d'Altkirch et autres variétés issues de la multiplication des plus beaux épis.
Mais depuis peu la Station Agronomique de Colmar est dirigée par un véritable généticien qui a sélectionné et amélioré certaines de ces variétés locales. Grâce à ces efforts de sélection, les rendements de Morand sont de 50% à 100 % supérieurs à ceux qu'obtenait son père autour de 1900. Les bonnes années, il produit de quinze à vingt quintaux à l'hectare.
Par contre, son père consacrait au blé deux fois plus de surface que ne le fait Morand. Aussi, en dépit de l'amélioration du rendement, Morand ne produit pas davantage de blé que son père. Le blé produit par Morand sur ses petite~ parcelles qui ne supportent pas une grosse mécanisation revient beaucoup trop cher par rapport au blé étranger. Morand ne vend donc que les excédents, dans les années de forte production. La base est auto consommée par sa famille -la femme de Morand fait son pain chaque semaine -et son bétail.
Pour Morand, tout cela est dans l'ordre normal des choses car depuis presque un siècle, le paysan du Sundgau est plus un éleveur qu'un producteur de céréales. Morand vit dans une économie agricole qui est déjà internationalisée, le "geste auguste du semeur" n'est plus symbolique de son activité.


9. Le roulage

Après l'hiver, Morand passe un rouleau sur ses semis. Chaque grain de blé germé ainsi retassé donne naissance à plusieurs tiges, qui produiront autant d'épis. Ensuite, à mesure de la croissance du blé, la terre sera nettoyée de la plupart des mauvaises herbes par un léger hersage. Restaient les chardons, éliminés manuellement un par un dans le champ au moyen d'une lancette.
En dépit de ces soins, la culture prend parfois mauvaise tournure. Des maladies des céréales, Morand et ses collègues ne savent pas encore grand' chose. A mesure du mûrissement, ils décèleront l'ergot du seigle, la carie qui transforme la farine en poudre noire, le charbon qui noircit les grains.
C'est le dimanche après-midi que Morand fait le tour de ses champs et jauge les récoltes à venir. Chacun de ses collègues fait de même. Tous se retrouvent ensuite au café du village où, le temps d'une partie de quilles ou de cartes, ils échangeront leurs impressions et se lanceront dans des discussions animées sur les techniques nouvelles.


10 .La moisson

La mosaïque des parcelles de céréales est prête à être moissonnée. Morand s'organise avec les autres propriétaires, pour que les travaux des uns n'empiètent pas sur ceux des autres. Car sur ces parcelles étroites, on a vite occasionné des dégâts chez les voisins.
Les brassées sont liées pour en faire des gerbes, empilées par 9 pour former des meules. Après séchage les gerbes sont rentrées à la ferme et là, en soirée, voisins et parents ouvriers de Morand viendront l'aider à décharger les voitures. Pour cette tâche, les aides ne toucheront point de salaire. Heureux de participer à ce temps fort des travaux de la terre, les volontaires se réjouiront de pain et charcuterie maison, arrosés de vin de raisin hybride et de poire, ou de sylvaner de Wuenheim coupé de jus de pommes. Mais dans les parcelles restent encore quelques épis, que les pauvres gens du village vont glaner. Ils les apporteront ensuite à la batteuse et recevront en retour le grain correspondant. Morand feint d'ignorer qu'entre un jeune glaneur et son fils, il se tient tout un trafic d'échange de blés et de devoirs... On n'acquiert jamais trop tôt le sens des affaires!


Figure 19
 
Figure 20

Figure 21
 
Figure 22

Figure 23

Figure 24 
Figures 19 à 24 : moisson, Sundgau (probablement Sondersdorf), sans date. Photo Pierre Kraft

Figure 25

Figure 26

Figure 27 

Figures 25 à 28 : moisson à l'Ecomusée d'Alsace

Figure 29

Figures 29 et 30 : nous participons en couple à l'une ou l'autre moisson


11.La fenaison

Dans son étable, Morand a 12 vaches et 4 génisses qui ne sortent pas de l'étable la majeure partie de l 'année.Le taureau reproducteur pour toutes les vaches du village quant à lui est communal, adjugé à un cultivateur qui le met à disposition. En contrepartie, cet adjudicataire a la jouissance d'une grande pâture communale, la "Mounimatt" ou "pré du taureau". Morand réserve ses prés les plus proches du village à la coupe de l'herbe verte, donnée telle quelle aux vaches. Dans les prés les plus éloignés, il fera son foin puis son regain. Pour cela le matériel de Morand n'a guère évolué depuis le temps de son père, juste avant la Grande Guerre: déjà dans ce temps là, la fenaison était mécanisée, le cheval tractant la faucheuse, la faneuse, le râteau. Restait, et reste toujours, à charger à la main. Une fois que tous les cultivateurs ont rentré leur regain, le garde-champêtre ouvre le ban: toutes les prairies sont mises en commun et les bovins peuvent alors y paître librement. Comme Morand le faisait lui-même, son fils dès le retour de J'école jette son cartable dans un coin et va garder les vaches au pâturage. Un beau prétexte pour se retrouver entre filles et garçons!


Figure 31 : fenaison, Sundgau, sans date, photo Pierre Kraft

Figure 32
 
Figure 33

Figures 32 à 34 : fenaison à l'Ecomusée d'Alsace


Choisir un temps donné, des instants, pour la lecture du terroir par les visiteurs, tel était le parti présidant à ce choix d'exposition. Mais comment situer ce temps, l'inscrire dans la longue durée agricole, l'étirer vers le présent ? Et comment nouer une relation entre le travail des champs et l'habitat ? Ceci fut esquissé à travers le spectacle « le grand battage » (à partir de 1995 ou 96).

 
Figure 35 : battage sur la place de l'Ecomusée d'Alsace
 
Figure 36 : l'équipe de l'un des tous premiers battages à l'Ecomusée d'Alsace (1987 ou 1988), au sommet de la batteuse notre maître en battage, Lucien Schmitt, dont nous ferons le personnage central du spectacle « Le grand battage ».


Le spectacle, une technique de médiation (1995) : "Le grand battage"

C'est la visite en 1986 de plusieurs de musées de société anglais, et notamment le musée maritime de Liverpool, qui m'a révélé les possibilités de médiation offerte par une forme théâtralisée de récit et de démonstration. Je mets cela sur un strict plan de médiation, et non d'animation-spectacle. Il ne s'agit pas de théâtre au musée, mais de mettre certaines techniques de théâtre au service du propos du musée. Et cela à côté, sans confusion possible, d'autres formes de médiation qui sont la démonstration et la visite guidée, et le témoignage direct à travers l'action technique grandeur réelle. Je reproduis ci-après le texte de ce spectacle itinérant en trois points du musée. La documentation résulte pour la période contemporaine de nos propres enquêtes et pour le XVIIIe siècle des travaux de Jean-Michel Boehler (Boehler 1994).

 
Figure 37 : le lieu où débute l'action, la maison de Muespach

Nous sommes n'importe quelle après-midi d'été sur la place centrale du musée, devant la maison de Muespach. Des roulements de tambour commencent à y résonner et les visiteurs –beaucoup de familles et parmi elles une majorité de jeunes- convergent de toutes part. La place il y a un instant encore vide, car les ombrages y sont parcimonieux, est en instant saturée de monde : suivant le jour, 200, 400, …500 personnes même.
Juché sur une charrette l'appariteur (Xavier) continue à rouler du tambour. Arrivant dans le dos du public, un imposant cavalier auquel on laisse le passage sans discuter rejoint l'appariteur, accompagné d'un personnage mal fagoté à pieds, un journalier peut-être, faucille passée dans la ceinture. Ils écoutent dubitativement la lecture de l'édit des souris, promulgué par l'Intendant d'Alsace en 1750, ce qui situe le temps de l'action.

« Il est porté à connaissance
As esch bekannt g'macht...
de la part de Monsieur Barthélémy de Vanolles
vum Partelmé Fanolle
Chevalier, conseiller du Roi, Intendant de Justice, Police et Finance en Alsace,
Also d'r Préfakt,
qu'il y a de nouveau trop de souris dans la Haute-Alsace, malgré que le Commissaire Ordonnateur et Subdélégué en Alsace a déjà ordonné deux fois en 1742 que les souris soient noyées et personne n'a obéi
Maintenant c'est 1750, et Monsieur l'Intendant prend l'affaire lui même en mains et ordonne aux laboureurs de prendre de l'eau, d'apporter l'eau dans les champs et mettre l'eau dans les trous des souris pour noyer lesdites souris.
Monsieur le Maire est chargé d'obliger les laboureurs à noyer les souris sous quinzaine, à peine d'amende pour toute la communauté du village."

Le cavalier n'est autre que le maire du village, Henri Schmitt, à belle prestance avec son chapeau noir et son gilet rouge.

 
Figure 38 : Raymond Fechter dans le rôle de Henri Schmidt, « maire » sous l'Ancien Régime
 
Figure 39 : un coq de village dominant ses moissonneurs en 1803, extrait du Registre de la Confrérie des jeunes hommes de la paroisse Saint Martin de Colmar.


Le maire: « Ca va, Xavier. Il n'a vraiment rien d'autre à faire à Strasbourg l'Intendant que de s'occuper de nos souris. Il peut compter sur moi l'Intendant..."
S'adressant à son journalier : « Et toi Fousi tu n'as pas d'autre travail que d'écouter ces sornettes ? »

Le journalier : « Moi ? »

« Fousi » (Alphonse) le journalier est ambigu, un peu faux. D'une famille aisée, c'est un exclu de l'héritage. Il profite un peu de la solidarité de la communauté. Il est un peu crado sans être clochard : faucille à la ceinture, culotte rayée bleue et blanc, chemise plus ou moins blanche, sabots.

Le maire : « Oui toi Fousi, tu as vraiment traîné avec ta moisson cette année, c'est pourtant pas ton lopin qui t'a donné tellement de peine. Je veux bien vous embaucher, vous autres les journaliers, je veux bien vous prêter ma charrue, un de mes 14 chevaux, et même des semences...Mais si chacun de mes 17 journaliers était aussi tire-au flanc et profiteur que toi...
Tu sais, il y a du boulot pour toi en Hongrie et même en Amérique, enfin réponds bougre d'animal »


Le journalier : « Notre maître, ne me parlez pas comme ça, ça me fait trop mal.. Votre père et le mien s'entendaient bien, c'étaient tous les deux des bourgeois, des laboureurs »

Le maire : « C'est vrai, ta famille comme la mienne était là dans l'ancien temps, avant la guerre des Suédois, avant que nous devenions français, avant que des gens venus de partout ne viennent reprendre les terres incultes du village »

Le journalier : « Notre maître, dans notre jeunesse c'était tellement formidable, on n'était pas nombreux et ça travaillait de partout pour reconstruire les maisons, pour défricher, labourer moissonner et boire »

Le maire : « Et maintenant mes gaillards vous avez tellement proliféré comme des lapins qu'on ne sait plus quoi faire de vous. Comme maire, je vous empêche de mourir de faim à coups de subventions, la communauté est ruinée. En tant qu'officier du seigneur je ne sais plus quoi inventer pour lui répondre, il en veut toujours plus, de ses rentes Comme toi je ne suis jamais que le locataire des terres du seigneur '

Le journalier : « Alors là mon bon maître, vous la ferez à d'autres. Le seigneur, il ne sait même pas où est notre village, il ne sait pas ce qu'on cultive ici, tout ce qui l'intéresse c'est sa rente »

Le maire : « Fousi, t'occupes pas de ça, sois content d'être du village et qu'on te protège nous autres les laboureurs... »

Le journalier : « Pas souvent qu'on vous voit à la charrue, Monsieur le Maire, vous et vos collègues les paysans-seigneurs, les Herrabüra »

Le maire : « Fousi tu veux vraiment aller voir ailleurs pour connaître le sort des gens qui n'ont plus de feu et plus de lieu, plus de foi et plus de loi? »

Le journalier : « Oh que non, notre maître, j'ai vu pendre la Catherine hier matin au chef-lieu, pour sûr ça m'a donné à réfléchir »

Le maire : « Quelle Catherine?... il y en a tellement des Catherine »

Le journalier : « La Catherine Boeglin, c'était une de vos six servantes l'an dernier. Paraît qu'elle a tué l'enfant que votre Joseph lui avait fait à la dernière moisson... »

Le maire : « La belle affaire, ses trois enfants d'avant étaient aussi morts en bas âge... »

Le journalier : « Trois enfants, notre Maître, vous n'y êtes pas. Votre oncle le juge l'a interrogée, figurez-vous qu'elle a déjà perdu six enfants »

Le maire : « Si on pendait tous les gens qui perdent six enfants... »

Le journalier : « Votre oncle le juge ne sait plus où donner de la tête. De tous les côtés des gens parcourent le pays, mendient, volent dans les jardins et dans les églises. Cette Catherine, il l'a interrogée, elle a changé 24 fois de maître en quatre ans, un circuit du Sundgau à la Souabe, du Ried aux Vosges... »

Le maire : « Mon pauvre Fousi, je ne peux pas donner de l'ouvrage et du pain à tous ces gens là. Réflechis un peu, je continue à vous faire moissonner à la faucille pour vous donner du travail, mais il faudra bien qu'on se mette à la faux comme ailleurs.
Bon et maintenant, au travail, tant qu'il y en a, rendez-vous à la maison, on n'attend plus que toi pour commencer le premier battage
»
L'appariteur quitte sa place et entraîne le public vers la grande ferme de la plaine, devant le grand porche à double arcade.


Figure 40 : entrée de la grande ferme de la plaine à l'Ecomusée d'Alsace, porche crénelé et pigeonnier-tour

Le journalier : « La voila, sa ferme ,à notre maître. Exactement comme la ferme de mon père. Manque de chance, j'étais l'aîné et par chez nous, c'est le plus jeune qui garde la ferme. Point de vue mariage, j' ai pas tiré le gros lot non plus.
Hélo, du château! »


Les servantes pointent leur frimousse dans l'entrebâillement de la porte piétonne.

"Salut les filles!"

les servantes: « Vlà notre Fousi, t'as vu le patron, il te cherche partout pas content »


Figure 41 : habitation de la grande ferme de la plaine (maison dite de Rumersheim)

Figure 42 : stube de la maison dite de Rumersheim à l'Ecomusée d'Alsace

A mesure qu'il parle aux servantes, le journalier désigne, exaspéré, les différentes composantes du corps de ferme :
« Oui, oui, je l'ai vu le patron, ça change pas chez vous, toujours une vraie forteresse cette ferme. Il m'énerve votre pigeonnier, les pigeons du patron me bouffent ma récolte. Est-ce que j'en ai, des pigeons, moi, qui se nourrissent aux frais des autres?
Est ce que j'en ai moi, des vaches ,des chevaux, trois porcs, une cave avec du vin rouge et blanc ?
Est ce que j'en ai dans ma maison des vitres aux fenêtres, des lits à baldaquin, des bibles et des Christ ? »


les servantes: « Fousi, la patronne va t'entendre, viens donner un coup de mains au battage tu te feras bien voir.. ».

Le journalier plante sa faucille dans un poteau du pigeonnier, une fille lui passe le fléau : « Bon bon j'y vais. Dans l'ancien temps, avant le Roi de France ,avant les Suédois, mon père me disait que tous dans le village, les riches et les pauvres,avaient pris leur fléau pour casser la tête au curé, pour casser la tête aux seigneurs. Il parait qu'on leur avait dit que d'après Jésus tout le monde est égal. Le curé n'en parle pas beaucoup de ça. »
Il s'adresse alors à des visiteurs : « Tiens Madame Monsieur qui venez du futur on va voir si tout le monde est devenu égal dans le futur, prenez le fléau et maniez-le sans me casser la tête... »


Figure 43 : battage au fléau à l'Ecomusée d'Alsace, sous la conduite de M. Alex Haennig de Gommersdorf

Pendant que ces visiteurs apprennent à manier le fléau, le journaliser poursuit :
« Voila, nous y sommes dans mon futur. Ils ont organisé en 1788 un tas de réunions, il fallait dire pourquoi on n'était pas contents. Bien sur c'est notre bon maître qui a écrit les rapports, alors je ne suis pas certain que ce soit vraiment ce qu'on a dit. Notre bon maître, il a fait sa révolution, il a arrondi ses terres en mettant la main sur les terres du curé, mais on a rien trop dit nous autres car on a piqué un peu de terrain communal. Et on a continué à danser comme avant, pas vrai les filles ? »
« Et puis les riches sont devenus plus riches et nous autres plus nombreux, certains d'entre nous partaient travailler dans les tissages de ces Messieurs de Mulhouse, mais rien ne changeait vraiment.
Allez les filles, ouvrez-leur le futur des enfants de mes enfants, j'en ai assez vu »


A ce moment, les deux grands battants de la porte arrière de l'aire de battage du XVIIIe siècle s'ouvrent sur le hangar à machines du XXe siècle. On y est accueilli par le même personnage de journalier, mais dans sa tenue d'ouvrier agricole du XXe siècle.

 
Figure 44 : le hangar des machines à l'arrière de la grande ferme de la plaine

Figure 45 : le hangar des machines

« Et qu'est ce je disais, les riches sont devenus plus riches. On a commencé nous autres les petits à renâcler pour les salaires, on pouvait car beaucoup d'usines ont été construites même tout près du village. Alors le maître a acheté des machines. »
Le cheval fait quelques tours de manège pour actionner la batteuse.
« Celle là, c'est une batteuse à cheval, on commençait à en voir à partir de 1880, d'ailleurs tout a commencé à vraiment changer dans ces années là.
Après, ils ont construit des batteuses plus grosses et pour les entraîner on utilisait des machines à vapeur, des locomobiles. Celle--ci se déplace, ce n'était pas courant, elle roulait à une vitesse de 4 kilomètres à l'heure. Le plus souvent c'étaient des machines à vapeur qu'il fallait traîner de ferme en ferme, avec des attelages de chevaux, un vrai cirque ça gueulait de partout!



Figure 47 : la locomobile sous le hangar des machines
 
Figure 48 : le hangar communautaire des machines (Maschninaschopf) de Kunheim, sans date (collection Ernest Urban)
 
Figure 49 : battage entraîné par locomobile devant le hangar communautaire des machines (Maschninaschopf) de Kunheim, sans date (collection Ernest Urban)

Le maître avait l'argent pour acheter ces machines. A mon ancêtre, l'ancêtre du patron de cette ferme louait la charrue, le cheval, les semences. Le patron d'aujourd'hui n'est plus un paysan à chevaux, c'est un paysan à machines, d'ailleurs le voilà, il arrive, le patron, l'entrepreneur de battage. »

L'entrepreneur de battage – le même personnage que le maire coq de village de 1750 - arrive sur son tracteur pétaradant :
« Tiens, Fusi, tu es aussi encore là ?
Mon nom est Schmitt Lucie), je suis d'Ensisheim à côté ,j'ai eu 80 ans le 31 Août dernie). J'ai vécu toute l'évolution de la paysannerie, qui prend si mauvaise tournure en ce moment, je suis rentré dans toutes les fermes du pays pour y faire le battage et je sais de quoi je parle.
A l'époque de mon père, quand l'Alsace était allemande, la majorité des fermes possédait moins de deux hectares de champs. Pensez qu'aujourd'hui un seul champ peut faire dix fois fois plus que la surface totale d'une ferme de l'époque.
Et encore les parcelles de ces exploitations de l'époque étaient minuscules, car les champs étaient partagés dans le sens de la longueur au moment des héritages car une terre ici et une terre là-bas n'a pas la même valeur. Viel Brieder, Schmali Gieter disait-on, beaucoup de frères, petites terres. Parfois de bons mariages permettaient de réunir à nouveau ces parcelles.
Ou alors seul un enfant se mariait et les autres restaient célibataires, ça donnait des maisons avec une drôle d'ambiance, hein Fusi tu sors aussi d'une maison comme ça mais tu n'as pas supporté"

Tous chantent en cœur la chanson des 8 célibataires dans la même ferme, recueillie à Gommersdorf :

“Tanta Anna, dia schart an der Pfana
Tanta Bava setzt da naba
Tanta Lena fangt a z'krakela
Tanta Mai bringt da Sei
Vetter Sepp, da bindet d'Seck
Und der Vetter Barteleme
Da get im Feh
Vetter Hyppolit
Da get da Pipeli
Und der Afred
Da macht alles wet »

« Les paysans ne plantaient pas non plus ce qu'ils voulaient où ils le voulaient
Le ban communal était divisé en trois parties et d'une année sur l'autre, sur un cycle de trois ans, la nature des cultures y changeait pour éviter l'appauvrissement de la terre.
Eh oui, au temps de mon père, mais je l'ai encore vécu, le paysan devait se plier aux règles de la nature et de la communauté. Le bon côté des choses était la solidarité, l'habitude de faire des choses en commun. C'est pourquoi, dans nos campagnes alsaciennes, les banques mutualistes et la coopération agricole qui permettait d'acheter du matériel ou d'écouler les produits ont eu un succès inégalé ailleurs. Grâce à cette organisation, nos toutes petites fermes étaient beaucoup mieux équipées en matériel qu'ailleurs en France, mais, toi tu le sais Fousi, il s'est aussi passé que les gars de ton genre voulaient travailler moins et gagner plus et sont allés à l'usine et tout d'un coup nous avons manqué de bras.


Voila comment tout cela se passait à l'époque de mon père.
Moi, c'est à l'âge de 11 ans, que j'ai vu arriver une locomobile comme celle-là, toute neuve, dans la cour de mon père,c'était une sacrée attraction pour tout le village et moi j'étais devant, piaffant d'impatience pour devenir grand et pouvoir la conduire.


 
Figure 50 : la locomobile de l'Ecomusée (Epple Buxbaum, Augsburg vers 1914)

Eh bien c'est arrivé beaucoup plus vite que prévu. J'avais 14 ans, mon père est tombé malade et j'ai dû le remplacer comme patron, conducteur de la machine, et je le suis resté depuis lors pendant quarante ans.
L'année suivante, c'était en 28, nous avons acheté ce tracteur allemand de marque Lanz à Mannheim. Grâce à ce Lanz Bulldog, je pouvais aller battre avec mon matériel de village en village sans devoir organiser des convois de chevaux pour tracter la batteuse et le locomobile.
Les gens qui travaillaient au battage étaient souvent des vagabonds qui suivaient la batteuse de village en village dans l'espoir de se faire embaucher ici ou là, de quoi se payer de quoi se soûler.
S'adressant à l'ouvrier agricole et aux servantes :
« Vous vous rappelez la complainte que les batteurs chantaient dans les bistrots ? Allez, on va en chanter un couplet :
Gehn mer in d'Lotringer hof
Assa mer a Erbsa Suppa
Oh mer arma Drescher
Flätteri gang, flätteri gang »
« Moi, j'ai voulu changer ces méthodes et j'ai embauché pour toute la saison des gens que je menais sévèrement et justement. »


 
Figure 51 : Lucien Schmitt assis sur une roue de son Lanz Bulldog, entouré de l'engreneur et de l'homme de la presse, 1928
 
Figure 52 : Lucien Schmitt et son équipe en 1960

 « J'ai eu de tout, bien des gars qui avaient eu la bonne vie mais qui n'avaient pas su garder leur argent, des cultivateurs qui avaient perdu leur ferme, des gens de la ville partis à l'aventure, un ancien gendarme, un légionnaire, ah les légionnaires de la batteuse...

 

Figure 53

Figure 54 : Lucien Schmitt et son équipe au travail en 1946

Figure 55 : la nouvelle presse de Lucien Schmitt permet de faire des balles de 55 kg (1950)


Tout ce petit monde avait sa place, moi j'étais le patron, conducteur de la machine, Maschinafiehrer. Là où je suis maintenant, au sommet de la batteuse, il y avait le poste important de l'engreneur le Ileger qui introduisait les épis à battre. Il fallait qu'il le fasse très régulièrement pour éviter le bourrage de la machine.
A la sortie de la machine, il y avait les porteurs de sacs là en bas. Un sac pèse cent kilos, il fallait les charger sur l'épaule et les porter jusqu'au grenier de la maison deux étages à monter sous cette charge, imaginez, Tiens Fousi, montre au monsieur là bas comme la sac et lourd, regardez monsieur si vous arrivez le soulever.
A la presse, il y avait le Prassamann qui surveillait son fonctionnement et deux bonshommes les Streumann, qui dégageaient les bottes de paille, les transportaient et les empilaient dans la grange.
Une journée commençait à 6 heures, elle pouvait durer vingt heures d'affilée, interrompue par les casse-croûte et chaque heure une ration de vin que je servais moi même, assez pour leur donner du coeur à l'ouvrage mais pas trop pour qu'ils ne soient pas complètement soûls dès midi, Hein Fousi, tu connais le proverbe
S'Wasser gibt im Ochse Kraft
Mir awer isch's Rawesaft.


Pour moi cela aurait pu durer jusqu'à la fin des temps tellement ce métier me plaisait, à l'affût des pannes et des accidents qui pouvaient survenir à chaque instant, à l'écoute de chaque changement de cadence, pressé de toutes parts pour battre plus et plus vite car savez vous que les rendements d'une pièce de blé ont été multipliés par 5 pendant que j'exerçais ce métier .
Mais cela n'a pas duré toujours... dans les années 60 sont arrivées les moissonneuses batteuses et là chaque paysan a pu disposer de son grain au moment même de la récolte et il pouvait ainsi augmenter énormément son revenu en fonction du cours du blé, soit en emportant la récolte tout de suite à la coopérative, soit en le stockant.
C'en était fini du battage à domicile. Toi Fousi, tu as pu aller à la retraite car j'ai toujours payé tes cotisations sociales, mais moi j'étais encore jeune... »

« Voila, Migala, Junger, comment en 1965, j'ai dû arrêter mon entreprise le coeur gros et je croyais que plus jamais je ne sentirais quoi que ce soit qui ressemble à ces odeurs du locomobile mélangeant la fumée de charbon et l'huile surchauffée dans la poussière accablante des granges.
20 ans durant, j'ai ainsi dû ravaler tout ce qui avait fait ma fierté de vivre, ma raison de vivre et tout d'un coup l'Ecomusée s'est créé et je me suis retrouvé à 70 ans comme le petit garçon qui rêvait devant le locomobile tout neuf tout scintillant au soleil il y a tellement, tellement longtemps de cela. Et toi Junger qui sort de l'enfance, ce locomobile te fait-il rêver?
J'ai recommencé une nouvelle carrière de batteur à l'Ecomusée et en vous parlant en ce moment je voudrais vous faire revenir sur ce temps où tout n'était pas rose mais où dans chaque maison il y avait un paysan, une bonne cuisinière qui préparait de si magnifiques repas de fin de battage et dans chaque maison aussi de si belles filles et de beaux gars qui chantaient
Si je m'arrêtais là, ce serait une vieille histoire du vieux temps, d'un vieux bonhomme, allez une histoire de musée, mais devant moi devenu spectateur attristé, l'histoire a continué à défiler et là je ne vois plus rien du tout de gai.
Vous comprenez, avant-guerre on achetait tous des tracteurs aux Allemands, leur avance en machinisme agricole préparait déjà la Guerre, mais après Guerre ils n'avaient plus rien, même à manger. Il y a alors eu le Plan Mansholt, le Traité de Rome, et une folle course à la productivité a commencé. Et vas-y avec les remembrements, et vas-y avec les engrais, et vas-y avec les grosses machines, tout ça était très bien et tout le monde s'y donnait à fond parce qu'on croyait que ce n'était pas seulement une histoire d'argent, mais un problème de nourrir l'humanité.

Il faut dire que les progrès ont été éblouissants et bougrement rapides et assez vite on en est venu à produire plus de nourriture qu'il n'y avait de gens pour la manger. 30 quintaux de blé à l'hectare en 1970, 60 quintaux à l'hectare en 1980, 80 quintaux à l'hectare et plus aujourd'hui. Le reste vous l'avez vu dans les journaux, les PAC les GATT les jachères et le purin dans la cour de Madame la Préfète, pour nous les paysans cela nous obligera à changer de métier. Pourquoi pas? Mais après avoir couru des vies durant pour monter des exploitations viables, qui travaillent, ce n'est pas évident de jouer le petit jardinier pour entretenir les paysages, ou voir nos productions agricoles transformées en carburant, c'est leur seul avenir.
Difficile à avaler aussi, de devoir produire moins, alors que la moitié de l'humanité meurt de faim. Alors pour nous, l'Europe oui bien sûr, mais on a déjà couru pour ça ,et ce qu'on en a vu c'est que nous sommes les seuls producteurs dont les prix sont fixés par d'autres à Bruxelles.

Voila, Fousi, Migala, Junger, voila Mesdames et Messieurs comment les choses se sont passées et se passent..
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un paysan crie :
Qui veut du pain ? »


Bien sûr, ce texte ne prétend pas être à l'abri de critiques nombreuses et justifiées. Je me rappelle qu'au soir d'un dimanche électoral de succès du Front National, j'ai voulu jeter aux orties ce spectacle, avant de décider de le maintenir : pourquoi priver le visiteur d'information et d'émotion au nom du politiquement correct ? Du moins mon spectacle a t-il ouvert au visiteur la possibilité de percevoir une agriculture en mouvement et une histoire sociale. Les propos qui y sont tenus, et dont j'assume la responsabilité d'auteur et de metteur en scène, ne sont jamais que ceux que nous avons collationnés, dans les textes et dans les discours des témoins. De quel droit, et pour prêter allégeance à quelle mode du « muséologiquement correct », aurions-nous matraqué notre public de la thèse « aujourd'hui, c'est toujours et partout mieux que hier ? ». Cela ne m'empêchait pas, tout en partageant l'émotion du public, de rester interrogatif et de rechercher d'autres voies pour équilibrer le discours tenu au public du musée.
Cela supposait un élan collectif, de la discussion en interne et avec les partenaires : organisations agricoles, industries de l'agro-alimentaire et de la chimie phytosanitaire.

Nouvelles questions posées (1999)


Le texte qui suit rassemble quelques extraits d'une réflexion interne, en 1998-99, que nous avions engagée dans le cadre d'une étude plus large encore sur le paysage dans le but de rechercher activement des partenariats pour une « révolution agricole » au sein du musée.

« Notre société s'est donnée une vision rassurante de son passé agricole, autour du thème du jardin nourricier. Dans cette représentation l'agriculteur est investi, par le corps social unanime, de la médiation entre l'Homme et la Nature. C'est le paysan, qui donne son identité au pays, qui habite le paysage et l'anime – lui donne une âme.
La production littéraire, filmique, publicitaire entretient et renouvelle les représentations de l'Age d'Or, d'autant plus crédible que le territoire porte encore les vestiges du façonnage de l'espace par les aménagements culturaux, les constructions agricoles.

Derrière l'adhésion à cette esthétique de moins en moins homogène et de plus en plus recréée par l'imagination, se masquent des aspirations croissantes à la sécurité, que l'on prête au passé d'avoir su les intégrer : production alimentaire saine, respect des cycles de la nature et des équilibres, attente du bon sens collectif, immuabilité de l'individu ancré dans son territoire.
Ces rassurantes certitudes sont étayées par les souvenirs parfois complaisants des témoins et acteurs de l'agriculture du passé. Davantage encore, ce sont les peurs d'aujourd'hui légitimées par des drames dont la réalité est bien vérifiable, qui entretiennent l'idée d'un paradis perdu. L'infernalisation du paysage de l'agriculture paraît en marche comme le témoigne cet article paru en 1984 dans Saisons d'Alsace « le discours qui accompagne ces produits du terroir (…) fait presque uniquement référence à un environnement traditionnel : le paysage familier du « beau jardin » tient lieu d'appellation d'origine contrôlée.
Des exemples : « le porc de label « Lieselheim », localité imaginaire de type « force tranquille » avec son clocher et ses collines verdoyantes, comme nul « porc ailleurs », et un nom qui sent bon le terroir et sa langue perdue…On est bien loin des batteries de porc et des odeurs de lisier, de la stabulation entravée, des immensités de maïs arrosés par des automates gorgés de fuel. L'image est plus forte que la vie : phénomène culturel qui fabrique (et que fabriquent) de vrais faux paysages… ».

Entre l'image de l'agriculture traditionnelle, « Age d'or » et l'industrie agricole d'aujourd'hui, le fossé apparaît immense…
Le temps auquel fait référence l' « Age d'or » du paysan, qui s'impose alors comme le médiateur entre la société et la nature, est incontestablement celui d'avant la 2e guerre mondiale. De récits en photographies, la représentation idéale et idéalisée se forme dans les esprits, la nostalgie s'y ancre.
Cet âge d'or n'est pas seulement une image de cartes postales. Il marque le passage d'une agriculture de subsistance, précaire et rude à une agriculture de production parallèlement à l'émergence de l'industrialisation. A la fin de la 1ère guerre mondiale « les morts ont laissé de la terre libre, et les survivants ont voyagé et vu » (Le Larousse Agricole), commence le temps de l'Age d'or. De la précarité on est ainsi passé à l'autosuffisance. C'est ce temps là que décrit le propos développé à ce jour à l'Ecomusée d'Alsace. Dès lors, il est soupçonné par certains de soutenir une authenticité mythifiée. Par charité, car nous l'avons vu changer d'opinion après avoir enfin visité l'écomusée et discuté avec nous, nous ne citons pas l'auteur de ces lignes publiées en 1991 : « …culte de l'authenticité qui se refuse à reconnaître une culture dans ses transformations et qui s'efforce de figer la représentation de l'autre dans une singularité imaginaire. Si tant de visiteurs affluent à l'Ecomusée d'Alsace, qui est d'ailleurs surtout un musée de plein air, c'est qu'ils désespèrent de rencontrer dans les villages d'alentour, d'où la vie n'a pas reflué, ce qu'ils croient être l'Alsace authentique. Ils ne diffèrent en rien de ces touristes en terre d'Afrique qui sont traumatisés quand passe devant eux un Touareg sur son chameau, avec un seau en plastique en guise d'outre. Ils lui demandent de cacher ce bidon qu'ils ne sauraient souffrir, afin de pouvoir le photographier dans sa primitivité »
Que répondre à cela ! Le rôle d'un musée est, entre autres, de conserver des collections et de les présenter. Le choix d'en mettre une partie en fonction d'usage, dans le milieu spatiotemporel approprié, est-il idéologique ?
Le musée n'est pas une tribune idéologique, par définition il est plutôt objectif (ne montre-t-il pas essentiellement des objets incontestables ?) et il est bien sûr exclusivement tourné vers la conservation d'œuvres du passé pour garder les traces de l'aventure humaine.
La pratique déborde largement de ces limites. Bien sûr, un musée ne conserve jamais que les objets que la société contemporaine retient comme intéressants. Tout autant, les sensibilités des responsables et de leur clientèle influencent fortement les choix. Enfin, une présentation d'un objet ou d'un fait historique ne peut être objective, tant le sens donné à voir au public résulte de la mise en situation et de l'éclairage donné.
C'est pourquoi aujourd'hui, la narration que le musée propose de l'histoire agricole rallie aisément le consensus :
- Le public qui n'a pas de racines agricoles adhère une représentation en trois dimensions, tangible et même poly-sensorielle, conforme à ce que l'on lui a dit ou montré de l'agriculture du passé.
- Les témoins et acteurs de l'agriculture présentée de manière synthétique, y retrouvent facilement des éléments qu'ils ont connu, vécu. Le sérieux de la documentation préalable et l'image flatteuse qui est donnée, ne soulèvent pas de contestations.
- A travers l'animation, le musée met des hommes dans le paysage : le rôle du paysan est incarné, relayé de surcroît dans la partie bâtie du musée.
- Le terroir agricole est en connexion avec des espaces non cultivés, tels que forêt et roselière, et des bâtiments –un village- où tout évoque la relation entre la civilisation et le travail de la terre.

Le public de l'Ecomusée lit le système globalement, et trouve lui-même les relations entre ses différentes composantes : une lecture d'apparence facile qui renvoie à un monde simple et de bon sens que l'on paraît avoir perdu : « j'ai rencontré des problèmes, les jeunes en auront d'autres, dont le plus important sera certainement la pollution. Mais si les agriculteurs ne veulent plus profiter des aspects sentimentaux de leur travail, je les plains et je le regrette pour eux (René Kury, ancien agriculteur).
L'Ecomusée a certes joué ce jeu de la magnification agricole. Musée de société, de quel droit exclurait-il les représentations de tel ou tel groupe, par lui-même et par la société englobante ? Pour légitime qu'il soit dans la prise en compte de ces représentations, l'Ecomusée ne peut pas se laisser imposer une identité de lieu d'une fiction en trois dimensions au thème de l'Atlantide paysanne.
N'est-ce pas le manque de moyens, accordant une priorité absolue à la valorisation publique des collections, qui a cantonné l'écomusée dans ce rôle alors que la nécessité de questionner directement les pratiques présentes était inscrite dès les premiers projets de 1987-88 ? Aujourd'hui, en 1999, comment renouer avec cet objectif ? Et cela alors que la scène a changé, la question majeure actuelle nous semblant celle de l'impasse sur le futur. Non pas que le futur ne contient plus aucune force d'aspiration, qui pourrait le décréter ? Mais le système de représentations du futur, telles qu'une société entière pourrait se l'approprier, est en panne. Ce manque d'horizon utopique est le terrain des peurs et des résistances au changement. Ces peurs d'aujourd'hui, certes légitimées par des problèmes voire des drames bien réels, contribuent à cette infernalisation du paysage de l'agriculture. La peur moderne occulte complètement une peur première, celle de manquer, que les performances des agricultures du 20ème siècle ont complètement effacé. L'agriculture moderne reste synonyme de gaspillage de ressources, de pollution voir d'empoisonnement.

Aujourd'hui, la profession agricole, à travers l'engagement des agriculteurs actifs et retraités, à travers l'appui, variable mais réel, des Chambres d'Agriculture et des syndicats et organismes professionnels, s'interroge sur la perception du travail de l'Ecomusée par l'opinion publique. Elle nous dit à peu près, sans contribuer vraiment à apporter des solutions : « Essayez de ne pas donner l'image de l'agriculture passée une image trop esthétique. Nous ne pouvons pas nous associer à des représentations qui diabolisent notre intervention présente, dans le paysage, la société et sur l'écosystème »
Le musée, en racontant l'effort de reconstruction d'après guerre, les contextes et les moyens qui ont forcé la foi en l'agriculture « pétrole vert » de la France, ne se posera ni en juge ni en apologue mais en narrateur de l'aventure des changements agricoles jusqu'à un passé récent où surproduction, mondialisation et processus décisionnaires semblent enclaver l'agriculteur dans une escalade de choix dont le contrôle semble lui échapper.
Le paysan devient un agriculteur technicien et technique. Il est entré dans l'ère de la mécanisation et de l'agrochimie. Les acteurs de l'écomusée agriculteurs retraités bénévoles ont été dans leur jeunesse les héritiers de l'agriculture traditionnelle, puis des acteurs engagés dans ses transformations les plus radicales. Le remembrement, facteur clé de la mutation d'agriculture d'après-guerre, est entré à présent lui-même dans un patrimoine mémoriel, composant avec les réussites et les doutes.

Produire des représentations du futur est indissociable du travail de deuil des représentations antérieures encore en vigueur : évidemment, le présent se lit en fonction des futurs qui nous ont été en leurs temps imposés comme idéaux, grâce à la technologie et à la science et grâce à la mondialisation des marchés et des idées.
De ces représentations obsolètes du futur, l'on n'en a pas fini. Elles sont toujours présentes, comme un mensonge révélé par la réalité des évolutions.

Comment dire tout cela ?
Peut-être à travers les représentations imaginaires du futur de l'agriculture, leur confrontation à la réalité, les multiples pistes de recherche qu'elles ont ouvertes, parviendra-t-on à élargira le regard que le visiteur porte sur le présent. Que sait-il de la démarche dans laquelle s'engagent beaucoup d'agriculteurs, celle de la mise en œuvre des indicateurs agro-écologiques permettant l'analyse multi-critères préalablement à la décision ? Le visiteur prendra ainsi la mesure de la multiplicité des scénarii possibles, là où il ressent aujourd'hui l'enfermement dans une voie unique : perte de la fonction culturelle et ludique de la campagne, danger pour son alimentation."


Dans les faits, nous n'avons pas réussi à élaborer les partenariats souhaités. Industries et organisations professionnelles sont restées dans leur situation de malaise devant l'esthétique du musée, persuadées d'avance qu'elles seraient encore davantage exposées sur le banc des accusés. Dommage. Peut-être étions nous à nouveau quelques années en avance, si l'on voit cette campagne de communication des céréaliers en 2007.


Figure 56

Figures 56 et 57 : champs à Ensisheim, 2007

Cet éclairage différent sur les champs, nous avons fini par l'apporter avec nos propres moyens. Ce fut, livré en 2000, le projet « Archéologie d'un champ de tournesols ».

« Archéologie d'un champ de tournesols » (juin 2000)

Le problème posé était : « comment présenter l'agriculture autrement que par des dispositifs, des démonstrations et des récits se rapportant à la période antérieure aux années 1960 ? ».
Devant l'impossibilité de construire un discours sur l'agriculture contemporaine, faute de partenaires, j'ai décidé d'offrir au visiteur un autre point de vue sur les champs, en travaillant plutôt sur les collections végétales dans un langage contemporain.
J'ai surimposé à notre parcelle une trame orthogonale, signifiée par des jalons bicolores bruns et jaunes, parsemée de fleurs géantes de tournesols (initialement je pensais à du maïs, mais in fine on s'est replié sur une monoculture plus colorée et moins diabolisée).
Dans ce carroyage, nous avons isolé des carrés de fouilles biologiques. Devant chaque carré, le journal de fouilles rapportait, photographies à l'appui, les étapes précédentes de la mise en culture et du développement de la plantation concernée.
Je donne ci-après mon synopsis de cette forme d'exposition, qui répondait assez bien au changement de position du visiteur, curieux des produits agricoles davantage que de leur histoire. Mais je réintroduisais l'histoire en suggérant, sous les immenses monocultures, la strate mémorielle des parcellaires détruits.

 
Figure 58 : aperçu des champs en 2000. Malheureusement je ne dispose pas de photographies explicites du dispositif d'exposition en plein air.

« L'archéologie, on le sait, est une science dont l'objet est de rechercher et d'étudier les vestiges matériels de sociétés disparues, et qui se plie à une technique de fouilles rigoureuses. On fouille toujours horizontalement, pour collecter l'ensemble des traces même microscopiques consignées dans l'épaisseur des couches de terre.
Tout à fait au dessus, il y a cette mince pellicule sur laquelle nous vivons et qui évolue au fil du temps. Nous avons eu envie, dans nos champs, d'observer avec vous ce qui se passe, des choses simples comme la germination du blé, le développement d'un chou ou une attaque de doryphores. Imaginons que ces champs, dans lesquels se déroule une vie cyclique, aient une mémoire en couches superposées. C'est à cette fouille du vivant que vous invite un projet original, qui fait que vous ne verrez plus jamais la terre comme avant… Un des grands projets 2000 de l'Ecomusée, qui tout en stimulant l'imagination et invitant à une réflexion sur le temps, apporte des connaissances sur les cycles biologique, les techniques de culture et de récolte des plantes. »


"Des archéologues très discrets à la recherche d'une cité perdue ont débuté la fouille méthodique d'un champ de tournesols d'une superficie de 1 hectare. En décapant les couches de mémoire, ils ont découvert un système compliqué : des chemins de différentes tailles, des fossés, des lanières de terre d'environ 5 mètres de large sur parfois plus de vingt mètres de long, orientées dans différentes directions sans logique apparente.
Incapable en l'état d'interpréter et de comprendre ce système, l'équipe d'archéologues a planté sur le terrain décapé des jalons de géomètre, qui partagent toute la zone à explorer en carrés réguliers de 10 mètres de côté.
Le site est d'une envergure trop importante pour être fouillé en une seule année. De plus des précautions s'imposent : le lieu semble fragile. Les sondages prudemment effectués révèlent que l'essentiel des informations du site sont contenues dans une fine pellicule de terre, dans laquelle viennent ponctuellement s'ancrer des végétaux qui ne sont pas des tournesols. Ailleurs la terre est simplement nue, parfois lacérée ou peignée.

Par ailleurs, le budget des archéologues a été limité, car une vive polémique est née autour de l'idée de fouiller un champ de tournesols, qui paraît absurde à certains chercheurs. Ces derniers ne voient pas en quoi on pourrait y trouver des informations d'une quelconque valeur, aussi bien pour éclairer le passé que pour nourrir le futur.
En 2000, un accord a été trouvé pour que soient fouillés 10 carrés, sur les 100 qui subdivisent le site. Fait relativement rare, méritant d'être signalé, le chantier sera ouvert au public, et à titre expérimental ses visiteurs pourront effectuer des recherches dans 20 autres carrés. Mais cela sous réserve qu'ils consignent leurs observations dans un manuel spécialement édité à cet effet.
Chacun des dix carrés est fouillé séparément. Comme les carrés sont une trame arbitrairement posée sur le site, chacun peut comprendre plusieurs sortes de surfaces. On note par exemple dans le carré B9 trois bandes légèrement en diagonale, dont la limite sud-Est est constituée par un fossé rempli d'eau. Dans un autre carré, on est frappé par l'importance du dispositif au-dessus du sol, qui comprend à intervalles réguliers des piquets relativement droits, plantés dans la terre, autour desquelles viennent s'enrouler des bois noueux, également ancrés dans le sol, mais de manière plus complexe. On peut supposer l'existence de racines, dont il faudra vérifier la réalité.


A travers ces deux exemples, on se rend compte de la complexité du monde exploré par les archéologues, et de la nécessité d'une démarche rigoureuse.
Le protocole de fouilles impose donc une observation régulière des carrés, avec prise de photographies de la surface, prélèvement d'objets types tels que graines, racines, traces de passage d'une harde de chevreuils, feuilles, opinel perdu par un moissonneur et autres. Les résultats de la fouille seront en permanence actualisés par les découvertes les plus récentes et mis à disposition du public. Face à chaque carré fouillé, celui-ci pourra donc consulter le journal de fouilles. Un exemple : si vous venez le 15 Juillet, vous pourrez feuilleter l'album de fouilles du carré A 12 et voir, à rebours, tout ce qui s'y est passé depuis le 1er Janvier.
L'objectif, au terme de la campagne de fouilles qui s'étend du 1er Janvier au 31 décembre 2000, est d'avoir collecté assez d'informations pour évaluer l'envergure totale du site, et proposer des formules d'utilisation future des richesses qu'il recèle.

Les premières investigations menées sur le site donnent à penser qu'il a été réoccupé chaque année, mais depuis une période relativement récente que l'on peut situer à la fin des années 1980. Auparavant, le terrain avait probablement une autre vocation. On a le sentiment, mais ce n'est qu'un sentiment, qu'une population nouvelle, constituée en grande partie d'agriculteurs, a défriché cet endroit pour y déposer, peut-être dans une intention rituelle ou sacrée, un certain nombre d'espèces végétales et animales, mises dans un ordre s'apparentant à d'anciennes façons de cultiver la terre, avant qu'elle ne soit recouverte de tournesols. La dimension rituelle, que l'archéologue aura peut être la chance de capter, est importante : on suppose l'intervention d'attelages de chevaux, voire de bœufs, tractant des objets du culte de la terre. Ils paraîtrait également que les détenteurs de cette culture n'aient pas été avares de leurs secrets et y ont associé volontiers une autre sorte de population, dénommée « bénévoles ». Mais tout cela, ce ne sont que des suppositions
» !




Figure 59 et 60 : nouveaux comportements et attentes des visiteurs de l'Ecomusée dans les champs (vers 2004)

A travers ces trois projets, je ne rends, bien entendu, pas compte de la richesse et le diversité des expérimentations de muséographie de l'agriculture que j'ai pu orienter et diriger jusqu'en 2006, avec des collègues salariés et bénévoles de très grande qualité. On voit simplement que l'éventail des techniques à disposition du musée est étendu, et qu'à chaque propos doit correspondre la forme appropriée. La difficulté réside surtout dans la nécessité de capitaliser, surtout dans un domaine où les savoirs oraux et les gestes ont une importance majeure. Les attentes nouvelles du public sont certes à écouter et prendre en compte, pour autant le musée ne peut pas renoncer à un travail de recherche et de conservation : dans le cas de l'agriculture, il a été à l'Ecomusée d'Alsace particulièrement long et coûteux, constituant un capital non constaté bilantiellement.

Marc Grodwohl
novembre 2007

BOEHLER Jean-Michel (1994) Une société rurale en milieu rhénan: la paysannerie de la plaine d'Alsace (1648-1789), T I, II,III ,Ed. Presses Universitaires de Strasbourg, Strasbourg

MENDRAS Henri (1995), Les sociétés paysannes, éléments pour une théorie de la paysannerie, réédition Gallimard, Paris

ROTH Catherine (1990) , présenté par GRODWOHL Marc,Les Cerises scintillent toujours, treize hommes de la terre racontent l'évolution et les révolutions de l'agriculture alsacienne, Ed. Maisons paysannes d'Alsace, Ungersheim

ECOMUSEE D'ALSACE,collectif (1998) Le cheval, ses paysans et artisans, et le vocabulaire profesionnel du dialecte alsacien, Ed. L'Harmattan, Paris

ECOMUSEE D'ALSACE,collectif (2004), Activités agricoles en Haute-Alsace, 1900-1960, et le vocabulaire professionnel du dialecte alsacien, Ed.L'Harmattan, Paris

postface mars 2010

« Les Dernières Nouvelles d'Alsace » du 30 mars 2010 annoncent le programme de l'Ecomusée d'Alsace, dont deux maisons sont « habitées pour rendre le village toujours plus vivant et lui donner une âme ». On ne veut pas étaler ici le dénigrement de ceux qui, de bonne foi, participent à ce « programme ». L'article plus haut, sans être exhaustif, montrait comment sur la durée se sont élaborés un contenu culturel et une pratique muséale dont le maître mot, finalement, est « respect » : constitution d'un corpus de connaissances historiques et ethnographiques, dans le respect du public qui fait confiance au musée pour lui apporter des informations précises et objectives. Respect des anciens qui ont fait confiance au musée pour transmettre leur expérience de vie. Respect, toujours, du bénévole, à qui l'organisation du musée sous peine de trahir le projet citoyen, doit donner tous les éléments lui permettant de médier le patrimoine, dans un rôle personnel sans ambiguïté. Un bénévole qui a droit à toute la formation requise pour ne pas être pris en défaut et pour savoir reconnaître au visiteur lui-même une expertise essentielle : sa propre expérience, ses propres représentations.
 
Que reste-t-il de cette démarche exigeante, et reconnue par le public, trois ans après le départ de l'équipe qui la portait ? Pas grand-chose de plus qu'un décor, à lire l'article des « Dernières Nouvelles d'Alsace ». On y apprend qu'une maison ouvrière sera « habitée » par une famille, sans qu'on ne dise grand-chose du contexte social que cette famille d'acteurs-figurants est sensée médier: le Conseil général du Haut-Rhin et le Conseil régional sont parvenus, non sans mal, à extirper de l'écomusée toute évocation de la mémoire ouvrière et industrielle, notamment à travers la fermeture du carreau de mine de potasse « Rodolphe » (inclus dans le musée jusqu'en 2006, et dans lequel un groupe de mineurs bénévoles continue envers et contre tout à maintenir la flamme de la transmission). Faute d'un minimum de contextualisation économique et sociale, de toute référence historique, la famille d' « habitants » de la maison ouvrière se voit réduite aux tâches idylliques de la cuisine (pour Madame) et du jardinage (pour Monsieur) tandis que les enfants jouent avec les biquettes. L'article nous apprend que « (X) s'occupe aussi du potager. Mais on ne s'improvise pas jardinier du début du siècle sans quelques recherches préliminaires : " je me suis connecté sur internet (à la maison) pour voir ce que l'on cultivait au début du siècle. Par exemple, il n'y avait pas de tomates, mais en revanche des petits pois, des carottes, des pommes de terre" ».
L'Ecomusée d'Alsace, aujourd'hui, offre le spectacle d'une ruralité du début du siècle (lequel ?) réinventée via Google. On ne saurait certes en tenir rigueur aux bénévoles. Mais le bilan de la « tutelle » est accablant, désolant, irrespectueux.