La scénographie du cochon et de la choucroute

Sous ce titre, je viens de publier dans « Cultures & Musées » -dont je remercie la rédaction- une partie du travail que mes collègues et moi, soutenus par de nombreux bénévoles, avons investi pour que l'écomusée tienne un propos sur la cuisine.  Cela ne coulait pas de source jusqu'il y a peu.  La cuisine était considérée comme un patrimoine mineur. Son incursion dans les musées pouvait être perçue comme une animation facile, racoleuse d'un public plus soucieux de nourritures terrestres qu'intellectuelles. L'évolution fut rapide et permit de faire reconnaître la cuisine comme un espace de cohérence entre territoire, tradition, culture domestique et relations sociales.« Culture & Musées » est une revue scientifique à comité de lecture publiant des travaux de recherche sur les publics, les institutions et les médiations de la culture. Le contenu de son numéro 13[1], venant de paraître (juin 2009 chez Actes Sud) et consacré aux « Scènes et scénographies alimentaires » est décrit comme suit par l'éditeur. « La cuisine est, comme bien d'autres éléments, la manifestation d'un comportement culturel, au sens anthropologique du terme, les coutumes culinaires peuvent même ressortir à un patrimoine à valoriser, à préserver quand il est l'objet de menaces. Mais il y a aussi ce que l'on nomme les arts de la table et les recherches culinaires les plus élaborées des grands chefs qui confinent à la création dune œuvre originale. La gastronomie relève de cet art qui suppose technique, reconnaissance et inventivité, dont le design culinaire en plein développement est exemplaire. Il y a enfin des productions artistiques qui ont recours à la cuisine comme toile de fond ou comme support même d'un langage créatif. Le spectacle se déroule autour et à partir d'une tablée de convives, par exemple.

Ces trois ordres de phénomènes ne sont pas de même nature, pourtant ils sont communément mêlés sous l'appellation générique de culture. La cuisine, dans ses différentes composantes, se trouve, par conséquent, à l'articulation entre les cultures populaires et les cultures savantes. Elle s'avère un excellent terrain pour en explorer la dialectique».

Voici le résumé de ma contribution, telle que publiée dans ce numéro : « L'art culinaire serait un patrimoine mondial de l'humanité. Mais qu'en est-il de l'alimentation ? L'expérience menée pendant deux décennies dans le cadre de l'écomusée d'Alsace montre les possibilités et les limites d'une muséographie permanente des façons de produire, consommer, représenter la nourriture dans la société ancienne. Cette pratique muséale articulait un ethnoécosystème traditionnel reconstitué à la diversité des cultures et représentations symboliques de visiteurs issus d'horizons les plus divers. Elle a inscrit la scénographie dans le champ des outils du développement socialement durable ».

Comme annexe faisant suite à ce travail, et rendant hommage à tous ceux de l'écomusée d'Alsace –« ancienne version »-qui s'investirent sans compter dans l'invention et la réalisation des activités culinaires, je publie ici quelques documents relatifs à la « maison des goûts et des couleurs ».

Avant cela, quelques souvenirs de cochons et de choucroute...à l'Ecomusée d'Alsace avant 2006.











La maison des goûts et des couleurs

Dès l'ouverture de l'écomusée d'Alsace au public en juin 1984, l'une des maisons reconstruites (celle de Muespach) était organisée de manière à recevoir environ cent personnes autour d'une installation muséographiée, comprenant un poêle en terre cuite vernissée, un four à pain et une cuisinière sous hotte. Dans les débuts, cette installation fut principalement utilisée par les enfants en séjour au musée, dans le cadre de « classes du patrimoine ». Les animatrices leur faisaient découvrir et réaliser des préparations alimentaires dites traditionnelles, ce qui ouvrait une diversité de thèmes : les modes du vivre ensemble en famille, les systèmes de production, de mise en marché et de consommation, rien que des évidences…mais dont la portée pédagogique n'était pas unanimement reconnue en ces temps.


Figure 6: maison datée de 1768 in situ à Moyen-Muespach (Haut-Rhin) avant son sauvetage par démontage(1980) et reconstruction(1983) à l'écomusée d'Alsace.

Figure 7: Freddy Ohrel, cultivateur bénévole à l'écomusée, et Emile Jung (Restaurant le Crocodile à Strasbourg) devant la maison de Moyen-Muespach lorsqu'elle devient "Maison des goûts et des couleurs" en 2000

Figure 8: Robert Husser (Restaurant le Cerf à Marlenheim), Marc Grodwohl (fondateur, et à cette époque, directeur de l'écomusée), Paul Haeberlin (Auberge de l'Ill à Illhauesern), Emile Jung (Restaurant le Crocodile à Strasbourg), Jacques-Louis Delpal (auteur et critique) devant l'entrée de la maison des goûts et des couleurs à l'occasion de la remise de la "Marianne d'or" en 2001.

Par la suite, l'importance croissante des thèmes et problématiques du paysage et de l'agriculture, autour de la notion d'ethnoécosystème, appela la création d'une agora où savoirs et imaginaires, technique et culture, pouvaient s'exposer et se soumettre à débat. La définition de cette agora posait problème. Il n'était pas question que le musée, avant tout responsable d'un patrimoine, se dilue dans une sorte de foire permanente aux produits du terroir. Ce n'était pas sa vocation, pensions-nous. Il avait pour devoir de transmettre aux visiteurs des éléments d'ordre culturel, relevant du passé, apportant certes un éclairage sur le présent mais sans proposer de doctrine pour l'interprétation de la culture présente et encore moins privilégier des scénarios pour le futur. La marge était étroite.  En juin 1999, les « jardins d'Utopie » organisés avec la revue « Saisons d'Alsace » à l'initiative de son directeur Bernard Reumaux , ont offert aux penseurs et artistes une cour de re- création dans l'Ecomusée, utilisé davantage comme « lieu » , certes très chargé symboliquement, qu'en tant qu'institution patrimoniale. Cette fête permit de reconnaître le nouveau et plus ample périmètre de l'écomusée, les limites aussi au-delà desquelles il n'était plus conforme à son objet social. Ouverte en 2000, la maison des goûts et des couleurs était une manière d'installer le musée dans ce nouveau périmètre. Le dossier de presse reproduit ci-dessous présente la vocation initialement fixée à cette agora, que les intervenants et le public ont fait évoluer par la suite.

Les fonctions de la « Maison des goûts et des couleurs », telles que définies en juin 2000

"Amorcé depuis plus d'une décennie, le regain d'intérêt pour la cuisine familiale, comme art de préparer le bien -vivre ensemble,  continue à progresser. Toutefois, autant que la cuisine, c'est l'alimentation en général qui défraie la chronique, comme si l'on vivait une période de disette.

La génération du micro-ondes et des produits congelés veut maintenant savoir ce qu'elle mange, parfois au détriment de comment on le mange…

 

L'Alsace, pays des grandes tables et de la réputation du bien et beaucoup manger, est aussi celui de la raréfaction des produits simples du jardin, des champs et de la ferme, de l'inquiétude devant la monoculture et l'élevage industriel. Quelle est la réalité de ces paradoxes, entre l'image traditionnelle d'un  jardin de cocagne, la perpétuation de cette image par la restauration prestigieuse, et les pratiques du plus grand nombre, des producteurs aux consommateurs ? L'art de la cuisine exprime une  prise de conscience : celle de la fragilité des ressources naturelles, du caractère hautement culturel de leur mise en valeur : lorsque l'opinion publique remet en cause les options productivistes, elle ne réagit pas seulement à des aberrations, elle pose aussi la question du sens de la vie.

L'interrogation sur le sens de ce que l'on produit et l'on mange est souvent mêlée au regret d'un monde imaginaire où tout était plus clair. Les légumes du stand de marché du paysan étaient ceux qu'il consommait aussi lui même. Ils ne pouvaient être que sains, de saison, les lois de la nature imposant le bon sens au producteur et au consommateur. Bien entendu, personne n'est dupe sur la facilité de la vie dans le passé. Quand on évoque ces vertus imaginaires du passé, c'est à celles souhaitées pour le présent que l'on songe.

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Quelle est, de ce point de vue, la réalité de la cuisine alsacienne populaire ? Depuis des lustres les recettes domestiques sont transmises et transformées dans le cadre familial. Elles  se sont adaptées à des conditions nouvelles, et en cela elles nous permettent de préciser ce que tradition veut dire dans la vie quotidienne, aujourd'hui. Bien plus, elles sont sorties du cadre domestique de la cuisine-plaisir, de la cuisine-nostalgie dans le cercle privé. L'industrie s'y est intéressée et propose ces plats prêts à l'emploi sur les rayonnages des grandes surfaces. Il existe ainsi des produits préparés néo-alsaciens, néo-familiaux, comme il y a des maisons néo-alsaciennes. Ce phénomène est intéressant car c'est, à nouveau,  une culture qui se donne à voir, et à consommer en communauté : ces plats industriels ont des noms génériques, des noms de marque, des références à des terroirs imaginaires qui bien sûr exploitent la fibre nostalgique, mais en même temps montrent l'intérêt du public pour des produits qui renvoient à une culture, une origine. L'industrie n'est pas seule à valoriser ce fonds de commerce. Les fêtes de rues de nos villages jouent sur le même registre. C'est autour de cet intérêt de marquage du territoire,  à prendre en compte à la fois sans manichéisme et aussi sans candeur excessive, que l'on peut construire.

Marquage du territoire ? La cuisine est une leçon des choses de la vie : caractéristiques physiques d'un terroir, climat, techniques culturales, ethnobotanqiue, ethnnozoologie, et bien d'autres centres d'intérêt dans lesquelles chacun peut puiser pour se construire son territoire idéal lui-même, au lieu de se laisser imposer les images toutes faites. Images standard, qui servent des intérêts certes respectables, mais ne permettent pas de stimuler une inscription harmonieuse de l'homme dans un paysage moderne compris, maîtrisé, projeté vers un futur satisfaisant. La cuisine, comme nous la voyons depuis l'Ecomusée, c'est ainsi une façon de vagabonder dans le paysage du plaisir, mariant repères sécurisants et libres explorations de l'univers du vivant. Et dans le langage courant, on se régale bien d'un beau paysage.

Le projet de l'Ecomusée est ainsi d'imaginer, avec le public, comment la santé, le paysage, la nostalgie des saveurs d'enfance et le goût de la nouveauté créatrice pourraient se combiner et renouveler une cuisine populaire alsacienne d'aujourd'hui.

Pour cela, il souhaite organiser six manifestations à thème qui chacune vont comprendre 5 séquences ou évènements. Les manifestations se déroulent entièrement devant le public, qui est invité à participer. Chaque manifestation à thème est dirigée par un grand professionnel de la table.

a)l'histoire : il faut donner quelques bases sur l'histoire de l'alimentation, de façon à pondérer l'image d'une tradition d'opulence constante des produits, et de forte élaboration des mets. A travers cela, relativiser nos problèmes de population nourrie en abondance, par rapport aux pénuries qui ont existé chez nous, par rapport aux disettes qui affectent d'autres populations aujourd'hui. Il ne s'agit pas de proclamer de bons sentiments avant de passer à table, mais simplement de profiter du bonheur présent, et de revoir l'alimentation comme un besoin vital non seulement biologique mais aussi social, car le repas se partage dans tous les sens du terme.

 

b) La visibilité des produits : L'Ecomusée cultive lui-même légumes, céréales, fruits, élève quelques bêtes. On peut voir quels sont ces produits, quelle est leur saisonnalité, comment on les cultive et on les récolte, ou comment on les élève. C'est une matière première, qui donne à penser et à transformer, et qui peut être étayée par l'apport de producteurs bien réels, confrontés au marché, et qui doivent vivre de leur production. Cette production fixe un cadre : on travaille avec ce qui pousse en Alsace aujourd'hui, ou pourrait y pousser, et un thème : on travaillera, bien sur, avec les produits de saison

 

c)la tradition familiale. La cuisine se transmet par les femmes. Nous voudrions inviter plusieurs cuisinières à travailler sur le thème, et à nous montrer la diversité des traditions domestiques. Ces cuisinières seront interrogées, pour qu'elles nous racontent comment cela se passe : quand ont-elles appris ? de qui ? Comment ? Qu'ont elles changé par rapport à l'enseignement de leur « maître » et pourquoi ? Quelle est la part de connaissances qui s'est enrichie, qu'est ce que les nouvelles donnes en matière de produits et de techniques ont changé ? Quelle est la part de connaissances qui s'est appauvrie, parce qu'elles ne confectionnent plus tels plats qui n'ont plus la faveur de leur famille aujourd'hui ? Comment, à qui,  transmettent-elles l'héritage ?

 

d) les produits, à nouveau : des spécialistes, agronomes, biochimistes, nutritionnistes entre autres, parleront sans tabou des produits d'aujourd'hui. Comment en est-on arrivé là, quelles sont les tendances de demain, quelles sont les ouvertures pour retrouver de la diversité et de la traçabilité, quel est le marché d'aujourd'hui pour d'autres pratiques alimentaires. 

 

e)Les grands professionnels, enfin. Ce sont eux qui « construisent » le thème, avec I'appui de l'Ecomusée et des producteurs (organisés ou non en filières). Ils interviennent comme ils l'entendent, en commençant par introduire le thème, le cas échéant est attendu d'eux deux modes d'intervention : une intervention sur le thème de la journée, démonstration culinaire à l'appui. Ils livrent donc leur réflexion et expérience personnelle sur le thème. Cette intervention se place plutôt en ouverture de la manifestation. La deuxième intervention se place plutôt en clôture de manifestation. C'est un exercice de synthèse créatrice, sur le mode : « ce que j'ai vu dans les jardins, ce que j'ai entendu des cuisinières et des agronomes, m'inspire les idées suivantes :… » Le grand professionnel doit donc livrer la quintessence de sa propre opinion, et de ce qu'il a retenu du travail des cuisinières et des propos des experts et du public.

Chaque journée aura ainsi permis de faire l'état des lieux sur un thème, en assemblant les points de vue des producteurs, de spécialistes des questions agricoles et alimentaires, de transmetteurs de mémoire, de grands professionnels, et en livrant chaque fois une synthèse créatrice pour enrichir le patrimoine culinaire. En fin d'année, c'est un véritable inventaire de la cuisine alsacienne d'aujourd'hui qui aura été dressé, prêt à être publié sous la forme de l' agenda de l'honnête mangeur de l'an 2001". (source: dossier de presse 2000).

La maison des goûts et des couleurs en images

(à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Sous la direction de Jean-Jacques BOUTAUD et Serge CHAUMIER.

SOMMAIRE
Isabelle RIEUSSET-LEMARIE : « Un dispositif de commensalité élargie : scénographie ouverte et théâtre d'improvisation ». Emmanuelle LAMBERT : « Les médiations gustatives ou l'art de la mise en bouche ». Stéphanie SAGOT et Jérôme DUPONT : « Un postmodernisme culinaire ? Mise en en œuvre et mise en scène chez Michel Bras et Ferran Adrià ». Pierre BERTHELOT : « Du Bruit dans la Cuisine : l'apport de la muséologie pour penser une scénographie marchande autour de la gastronomie ». Martin R.SCHÄERER : « La mise en exposition de l'alimentation : l'exemple de l'Alimentarium de Vevey ». Marc GRODWOHL  : « La scénographie du cochon et de la choucroute. Mémoires d'écomusée d'Alsace (1984-2006) ». Lectures et nouvelles.

« Culture & Musées » N° 13. Ed. Actes Sud. Arles.2009

ISBN : 978-2-7427-8438-7