Le train fantôme de l'écomusée d'Alsace


L’histoire du train fantôme de l'écomusée est longue, mais simple. En 1980, l’association « Maisons paysannes d’Alsace », porteur du projet de l’écomusée, obtint de la commune d’Ungersheim un terrain de 10 hectares pour y construire le futur musée. A 800 mètres de là s’élevait la masse du carreau minier de potasse « Rodolphe », alors propriété des Mines Domaniales de Potasse d’Alsace. Ces dernières en  avaient engagé la démolition, l’exploitation étant parvenue à son terme en 1976.

Si dans un premier temps la présence de la ruine industrielle paraissait handicaper le projet de musée par sa masse écrasante, son délabrement, la pollution des terrains et terrils, le point de vue changea dès l’ouverture du musée au public en 1984.Il apparut évident que la présence de la mine était une chance pour le musée. Intégrer à terme ce patrimoine au musée, c’était se parer du danger d’une « identité alsacienne » réduite à une ruralité idéalisée et intemporelle.

En 1986 débuta  l’acquisition des terrains, des bâtiments et des ruines, qui avaient été divisés en lots. La réunification du carreau minier ne parvint à son terme qu’en 2004 : 18 ans de travail de fourmi avaient été nécessaires. Cette histoire est racontée ailleurs.

Le lien intellectuel entre musée ethnographique rural et musée industriel était évident. L’écomusée était alors un musée des transformations de la société en Alsace au XXe siècle. Il avait pour devoir de porter attention aux spécificités du territoire dans lequel il s’était implanté. Par contre, la liaison physique entre la partie dite « village » et la mine était compliquée. Trop long pour un parcours pédestre. Et demander aux visiteurs de reprendre leur véhicule pour aller voir la mine, une fois quitté le « village », c’était introduire une rupture dans l'unité de la visite.

Dès 1986, notre équipe adopta la solution d’une liaison ferroviaire entre les deux sites. La même année, l’opportunité se présenta de démonter la gare de la commune voisine de Bollwiller, que la SNCF avait décidé de remplacer par un nouveau bâtiment.  Le corps central à portes fenêtres  de   gare en question avait été construit entre 1841 et 1844 par la Compagnie des Chemins de Fer de Strasbourg à Bâle. Les adjonctions intervenues ultérieurement respectèrent le style florentin du Quattrocento caractéristique des bâtiments de la Compagnie et en vogue à cette époque. (voir la notice historique de la gare)

Réduite à un tas de (grosses !) pierres numérotées, la gare fut reconstruite seulement quatorze ans plus tard,  à l'initiative et avec le financement de l'ACEF (Association Mutuelle pour le Conseil à l'Epargne des Fonctionnaires) qui fit œuvre de mécénat en la matière. En 2000, les travaux de reconstruction étaient presque achevés, sans avoir coûté un centime au contribuable.  A un bout de la ligne, le projet de chemin de fer devenait tangible.


Figure 1. La première gare de Bollwiller, après sa reconstruction à l'écomusée d'Alsace(2000), côté place
 


Figure 2. La première gare de Bollwiller, après reconstruction à l'écomusée, côté bassin

 
Figure 3. La première gare de de Bolwiller après reconstruction à l'écomusée.Au fond se profile le chevalement du puits de mine de potasse Rodolphe 2


Figure 4. Une exposition au rez-de-chaussée de la gare présentait l'histoire ferroviaire du Département et les deux trains touristiques confrères, le Chemin de Fer du Rhin (Volgelsheim) et le Chemin de Fer Touristique de la Vallée de la Doller (Sentheim).

A l’autre bout, on organisait sporadiquement des visites du carreau minier Rodolphe depuis 1994. Dans le hangar à sel brut, les visiteurs pouvaient voir deux trains complets, provenant notamment de  la ligne « Birsigtalbahn ». Ce tramway périurbain reliait –et relie toujours- l’important centre industriel de Bâle à son arrière-pays jusqu’à Leymen (France) et Rodersdorf(Suisse).  Le matériel  obsolète avait été sauvé par deux associations suisses, le Tram Club de Bâle et le Tramverein de Berne. Les six véhicules et motrices furent  acheminés à l’écomusée en 1992, le transport (par route) étant financé par le fonds de loterie du Canton de Bâle-Campagne. Encore une opération qui ne coûta pas un centime au contribuable.


Figure 5. A gauche, le tramway de la vallée de la Birsig entreposé dans un hanger du carreau Rodolphe

En 1994, le Conseil général avait pris une décision favorable au financement de la construction de la voie entre le carreau minier et le village. Les études furent engagées, mais quelques mois plus tard, volte-face , le projet était à nouveau à l’eau.

« A l’eau » ? L’expression n’est pas tout à ait dénuée de sens dans le cas présent. En 1988, lorsque nous avions créé un canal d’amenée d’eau pour alimenter le réseau hydrographique créé ex nihilo à l‘écomusée, nous avions calculé la hauteur de sa digue afin qu’elle convienne pour l’assise de la future voie ferrée. On ne peut pas nous reprocher de n’avoir pas eu de la suite dans nos idées.




Figure 6. Vue d'ensemble du site de l'écomusée, y compris le carreau minier Rodolphe en hiver 1988-1989.En A l'emplacement où sera reconstruite douze ans plus tard la gare


Figure 7. Vue du même chantier avec au premier plan le bassin, que bordera plus tard la gare. On remarque que le canal d'amenée d'eau, dont le creusement commence (à gauche de la photographie) est entre berges surélevées pour pouvoir recevoir, plus tard, l'assise de la voie ferrée.

Les choses se débloquèrent enfin à partir de 2000. L’Europe (FEDER) accepta de financer une bonne partie de la construction de la ligne. D’une longueur de 1300 mètres, elle fut achevée en 2001 et les premiers trains purent circuler entre la nouvelle gare au « village » et le carreau Rodolphe durant l’été, avec toutes les autorisations de rigueur. L’administration s’était montrée coopérative et le dossier était bon. Le matériel roulant, motrices et voitures de transport des voyageurs, avait été mis à disposition par l’association Florirail (voir la notice descriptive du matériel). Cette association militait pour la réouverture d’un service aux voyageurs entre les gares de Bollwiller et de Guebwiller. Le projet de l’écomusée lui paraissait apte à relancer l’intérêt de la population et des autorités pour le transport ferroviaire autour du nœud de Bollwiller. Les bénévoles de Florirail assuraient une bonne partie du service sur le train de l’écomusée.


Figure 8. L'arrivée des premiers visiteurs en train sur le careau minier Rodolphe en été 2001

Dans la foulée, les Mines de Potasse d’Alsace cédèrent gracieusement à l‘écomusée la voie industrielle (en parfait état)  entre le carreau Rodolphe et la gare SNCF de Bollwiller.  Dès lors, l’idéal n’était pas loin : relier enfin l’écomusée aux transports collectifs, par un train « touristique » au départ de Bollwiller, avec correspondances sur la ligne Bâle-Strasbourg, arrêt à la mine Rodolphe et terminus à la gare du « village ». La mise en mouvement d’un patrimoine, la réponse à la situation absurde d’un site  recevant de 300 000 à 400 000 visiteurs par an mais accessible seulement en voiture individuelle.


Figure 9. En rouge, les infrastructures créées en 2000 et 2001. A: la première gare de Bollwiller, transférée dans la partie "village" de l'écomusée. B: la nouvelle voie. En jaune l'ancienne voie industrielle des mines de potasse, avec le depôt du matériel roulant en D. Le tronçon de voie C mène directement à l'actuelle gare SNCF de Bollwiller.

Dans ce but, l’écomusée entreprit la sauvegarde des voitures de plus grande capacité, de même époque que le carreau minier et représentant en elles-mêmes des éléments patrimoniaux remarquables. Ce fut le cas avec les deux dernières voitures subsistantes d’une série de cinquante construites en 1933-34 par les Entreprises industrielles charentaises d'Aytré. Préfigurant les voitures de banlieue dites "à deux niveaux", elles innovaient par leur capacité () et leur construction la plus allégée possible grâce à l’usage d’aciers spéciaux et de Duralumin. Très dégradées ces voitures appartenaient l’une aux collections du Musée Français du Chemin de fer à Mulhouse et l’autre à l'association Trains à vapeur de Touraine (TVT). La première avait le statut d’objet de collection de musée contrôlé par l’Etat,  la seconde protégée et protégée au titre de Monument historique depuis 1987. La restauration de ces voitures très attaquées du fait de la corrosion des zones de contact entre l’acier et l’aluminium ne fut pas une entreprise facile.


Figure 10. L'arrivée en train sur le carreau Rodolphe


Figure 11. Parmi ce groupe de visiteurs, les mineurs de potasse de Büggingen


Figure 12. Plus de 70 000 passagers ont été accueillis en 2004 et 2005, en seulement six mois de fonctionnement

 


Figure 13. Une voisine, venue en amie...


En 2004, pour l’ouverture de « Clair de mine », parcours muséographié dans les bâtiments du carreau minier, le matériel restauré était pleinement opérationnel. De ce projet engagé dix-huit ans plus tôt, et dont on ne relate pas les difficultés administratives et politiques ici, il ne restait plus que le plus simple à faire : quelques travaux d’aménagement en gare SNCF de Bollwiller, permettant aux voyageurs de changer de quai pour prendre la correspondance pour l’écomusée.

C’était compter sans un changement à la tête du Conseil général du Haut-Rhin, devenu favorable au Bioscope, parc d’attractions financé avec des fonds public,  dont l’implantation était décidée aux portes même de l’écomusée. L’intégration prévue de l’écomusée (du moins de ses activités économiques y compris les recettes des billets d’entrée) à ce parc était à craindre. Les choses se passèrent du moins ainsi, après que la Région et le Département eurent obtenu le départ de l’équipe dirigeante de l’écomusée, puis le licenciement de la plupart des salariés. Le carreau minier Rodolphe fut distrait de l’écomusée –il s’agit donc d’un démembrement de musée classé par l’Etat-, fermé à la visite régulière, et la muséographie toute neuve purement et simplement abandonnée après un investissement de 9, 2 millions d’euros.

Dans ces turbulences, l’évaporation du chemin de fer lui aussi « tout » neuf passa inaperçue et on ne parla plus de desserte ferroviaire de l’écomusée, et pas davantage de transports collectifs en général. Plus personne n’est là pour rappeler les propos dithyrambiques de M. Hubert Haenel, à l’époque initiateur revendiqué du Bioscope et président du Syndicat mixte qui a mené ce dernier à bonne fin, si l’on peut dire. Voici un extrait de son discours inaugural du 31 mai 2006 : «  la Région Alsace poursuit également les études sur la desserte ferroviaire conjointe de l’Ecomusée et du Bioscope. Un jour prochain, le train - et pourquoi pas des TGV - marquera l’arrêt à la  gare de Bollwiller et une navette ferroviaire déposera les visiteurs non loin d’ici. Ce projet de desserte est capital si on veut cohérents : les deux équipements voisins, Ecomusée et Bioscope, dont l’un traite de notre patrimoine, c’est-à-dire de nos racines et  l’autre invite à la réflexion et à l’action sur des thématiques on sait qu’elles sont majeures pour les années qui viennent, doivent disposer d’un mode de transport collectif efficace, confortable et surtout écologique donc durable. Nous nous y engageons ».

En septembre 2012, le Bioscope , « produit exceptionnel, une création sans modèle ni référence en France, ni même en Europe » vanté lors du même discours, cesse son activité. Pas suffisamment de visiteurs, des pertes d’exploitation s’élevant à 28 millions d’euros sur 6 ans… Perdre en moyenne 4,66 millions par an avec seulement 24 emplois permanents et 20 emplois saisonniers est une performance en effet « sans modèle ni référence ».

En l’absence manifeste de toute déclaration politique qui suggèrerait une reconnaissance des erreurs ou mieux, un début d’intention de réparer les dégâts, on rappellera que l’ouverture du Bioscope a été concordante avec le changement de direction, d’objectifs et de vocation de l’écomusée. On oublie de dire que les deux faits sont liés et qu’on ne peut réduire l’échec du Bioscope à un accident, coûteux certes (au total environ 90 millions d’euros) mais inhérente au risque de toute entreprise... La déshérence de l’écomusée (qui comptait 150 emplois équivalents-plein-temps autofinancés à 80%) est socialement, culturellement et économiquement sans doute plus dommageable encore. De cela on ne parle guère. Evoquant le train fantôme, citons quelques ordres de grandeur financiers :

En 2004 et 2005 avaient été investis :

9 200 000 euros pour la restauration du carreau minier et la muséographie, auxquels s'ajoutent 610 000 euros d’acquisition foncières et de création d’ateliers de maintenance et de restauration du matériel et des objets

L’investissement pour le chemin de fer représentait par ailleurs :

1 400 000 euros pour la gare et la voie de chemin de fer
230 000 euros pour la restauration des voitures
330 000 euros pour le dépôt du matériel roulant.

Fantôme, parmi d’autres, de la réécriture de l’histoire de l’écomusée par les « vainqueurs », ce train n’en a pas moins une certaine matérialité et serait probablement plus facile à réhabiliter que le Bioscope.

Marc Grodwohl
Septembre 2012