Clair de mine: le projet "foudroyé"

Le carreau Rodolphe représente 20 ans d'efforts (1986-2006) pour la conservation et la muséographie d'un site industriel exceptionnel. J'explique ailleurs que ma vision première de l'Ecomusée d'Alsace était centrée sur le patrimoine de la société paysanne. C'est le hasard de l'implantation du projet dans le bassin potassique en 1980 qui élargit le propos premier du musée et lui fit prendre en compte, alors que les mines étaient encore en pleine activité, la nécessité d'un projet muséal. Cet article est plus spécialement consacré au parcours multimédia « Clair de mine » qui, à peine ouvert au public en 2004, a été victime d'un "foudroyage": ce terme minier désigne l'action de fermer une galerie et d'en rendre l'accès impossible; ici il qualifie les actes d'un président de Conseil général, préoccupé de rompre avec les projets que soutint son prédécesseur. Un beau gâchis.

 

Figure 1 : le carreau minier Rodolphe, tel que l'ont découvert les visiteurs arrivant depuis le train de l'Ecomusée d'Alsace, de 2002 à 2005.

 
Les mines de potasse d'Alsace ont joué un rôle de premier plan au XXe siècle, après la découverte d'un gisement exceptionnel en 1904. L'aventure des mines de potasse, qui naissent dans les déchirements entre France et Allemagne, est sociale et humaine : En très peu de temps naît une ville- jardin de 15 km de côté, dominée par 24 chevalements miniers, peuplée grâce à l'immigration de familles polonaises cohabitant avec les paysans ouvriers. Jusqu'à 15 000 personnes travaillent simultanément dans ce territoire neuf qui exporte son produit fertilisant dans le monde entier.
De longue date, l'arrêt des mines était fixé en 2004, à la date du 100e anniversaire de leur naissance. Plusieurs associations se sont constituées dans la décennie 1980 déjà, alors que les mines tournaient à plein rendement. Elles ont un joué un rôle très important dans l'accompagnement du changement d'identité du territoire, devenu inéluctable.
L'implantation de musée de maisons de l'Ecomusée d'Alsace est une conséquence indirecte de l'activité minière. La disponibilité de friches à l'ombre des chevalements et terrils de la mine Rodolphe -fermée depuis 1976- a permis la reconstruction de maisons paysannes démontées ailleurs en Alsace.
La nécessité de conserver ce carreau minier s'est très vite imposée aux promoteurs de l'Ecomusée, allant ainsi au-delà de leur projet initial. Sauvés de la démolition en 1986, les bâtiments font alors l'objet, au gré des moyens, de travaux de réfection : d'abord les toitures -19 000 m2-, puis les machines rescapées des pillages. Enfin, une voie ferrée est créée, qui permet de relier le site du village des maisons paysannes au carreau minier.
Cette sauvegarde ne coulait pas de source. D'aucuns percevaient mal l'intérêt de conserver des bâtiments selon eux vidés de leur sens dès lors qu'ils n' étaient plus productifs industriellement. D'autres voyaient la conservation patrimoniale avec appréhension, comme un présage de mauvais augure. D'autres enfin n'adhéraient pas à l'idée de réunir, sur un site unique, des patrimoines aussi différents que des maisons paysannes et une mine de potasse, l'une étant supposée moins valorisante que les autres.
C'est l'engagement des mineurs eux-mêmes, à travers le travail bénévole de sauvetage et de restauration des machines minières, qui a permis d'imposer progressivement le projet, par ses résultats et la résonance affective qu'il a pu émettre tant auprès des mineurs, que des visiteurs toujours plus nombreux de ce site.
Néanmoins la fin des mines approchait... Les galeries seraient bientôt inaccessibles. Il était temps, avant leur fermeture, de remonter du fond de la mine non seulement les traces matérielles de la peine et de l'ingéniosité des hommes, mais aussi tout ce qui pouvait mettre au clair leur vie quotidienne dans l'obscurité entre 700 et 1000 mètres sous terre.
Mais comment concilier les deux dimensions du projet ? Il fallait répondre à l'attente des mineurs, qui était de conserver et présenter les machines et les conditions techniques du travail de la mine. Il fallait aussi imaginer des conditions de visite du site qui permettent à un public fasciné par la mine, d'entrer dans la dimension humaine de l'aventure de la potasse mais aussi d'en percevoir d'en percevoir les dimensions physiques : l'étendue, la profondeur, les données de la géologie.
Pourquoi pas une visite réelle dans le fond ? La profondeur même de l'exploitation, le gigantisme des installations et donc de leur coût de maintenance, la force du terrain qui reprend très vite ses droits lorsque la mine n'est plus exploitée, sont autant de raisons pour lesquelles la visite grandeur nature n'est pas possible.
C'est pourquoi le projet s'est basé sur le respect de ce qui existe : des bâtiments vacants depuis près de trente ans. A l'exception des deux bâtiments des machines d'extraction, remis dans leur état d'origine (respectivement 1911 et 1927), le site se présente comme un ensemble pathétique, aux fenêtres béantes, aux bétons " explosés " par la corrosion des armatures métalliques.
L'état de ruine est ainsi délibérément conservé, comme exprimant le temps d'inoccupation des bâtiments en friches depuis la fermeture de cette mine. Cet état de ruine est aussi emblématique de l'industrie du XXe siècle : en un temps incroyablement rapide elle a fait émerger une culture et un territoire nouveaux, déjà souvenirs et objets de musée.
:" Clair de mine " est un moment à vivre, en environ 2 h 30, sur deux circuits de visite . Le circuit extérieur part à la découverte du carreau minier, sous la conduite de guides.
Le circuit à l'intérieur d'un des principaux bâtiments est un cheminement visuel et sonore. Une succession d'évènements surprenants et spectaculaires tirent parti du meilleur des techniques du moment. Ces événements ne sont pas une concession à une quelconque facilité du sensationnel pour le sensationnel. Ils résultent simplement de la volonté des porteurs de projet de faire partager aux visiteurs les derniers jours des mines de potasse, en respectant leur gigantisme et les dizaines de milliers de vies humaines qui leur ont été dédiées.

Visite, aujourd'hui impossible, de « Clair de mine »

 

 
Figure 2 : la gare d'arrivée du train, au cœur du carreau minier « Rodolphe ». En bas, une locomotive aimablement prêtée à Pâques 2006 par M. Charles Kistler, ferroviphile bien connu dans le milieu associatif, notamment le Chemin de fer touristique du Rhin.

 

Figure 3 : le bâtiment dit « des mélanges » qui contenait le parcours scénographié « Clair de mine »

On arrive à " Clair de Mine " en voiture, ou par le train depuis le village de l'Ecomusée. Très vite, on est amené en ascenseur à l'étage le plus élevé du bâtiment et nous sommes dans l'imposant volume de la charpente en béton de la salle. A 25 mètres de hauteur, elle s'ouvre à 360 ° sur le panorama de la plaine d'Alsace, encadrée par les Hautes-Vosges, proches comme si l'on pouvait les toucher, à travers les immenses fenêtres béantes, aux croisées démembrées. Le paysage environnant, terres et ciel, pénètre cette salle - belvédère de deux étages, emplies d'immenses machines et transmissions mécaniques chaotiques. De ce nuage de masses rouillées semblant en suspension dans ciel, émergent des colonnes, très pures, dédiées aux 11 mines du Bassin Potassique.
 
Figure 4 : les deux premiers niveaux découverts par les visiteurs, une fois ceux-ci acheminés au dernier étage du bâtiment
Lorsque le visiteur fait le tour de cet étage, sur les passerelles de circulation sécurisées à travers les ruines, chaque colonne est pour lui une station. Lorsqu'il regarde à travers la colonne, vers l'extérieur, il voit apparaître subitement et se réimplanter dans le paysage réel d'aujourd'hui, à leur emplacement exact, les mines, usines et terrils disparus. " Marie-Louise ", " Staff ", " Fernand ", " Anna ", " Max ", les uns après les autres les chevalements retrouvent leur place et rendent à ce paysage sa singularité perdue. La promenade continue au niveau inférieur de la même salle. La base de chaque colonne porte les films, dramatiques, de la fin de chacune de ces mines : corps de béton et entrailles d'acier font l'objet de démolitions toujours spectaculaires et poignantes. On mesure là le challenge qu'a été de conserver l'un de ces sites miniers, celui où l'on se trouve. Des interviews de mineurs qui ont travaillé dans ces mines et ont vécu leur destruction pondèrent l'émotion. Les bâtiments sont morts disent-ils, mais notre expérience et notre vie restent.

 

 Figure 5 : Henri Skubiscewski et René Gless, deux mineurs dont la coopération fut très importante pour la réussite du tournage au fond et l'écriture du scénario.

Ce parcours nous amène dans un espace fermé et obscur. Déjà la descente ? Nous n'avons pas de repères, et les deux personnages qui s'animent dans notre casque audio non plus, à l'évidence. On les entend courir sur le plancher, chercher la sortie comme nous, se cogner dans le noir, se reconnaître l'un l'autre. L' " une " et l'autre serait plus juste, car ces deux personnages qui vont nous accompagner dans une bonne partie du parcours sont deux souris. Grizounette habite les ruines de la mine " Rodolphe ". Elle a entendu dire que c'était autrefois une mine, mais c'était il y a si longtemps, elle avoue qu'elle ne sait pas vraiment ce qu'est une mine, " au fond ". Sa nouvelle amie, Blanche Neige, vient de remonter de la dernière mine, en cours de fermeture, " Amélie ". Elle propose à Grizounette de lui montrer la mine Amélie, une dernière fois.

 
Figure 6 : les visiteurs sont à présent munis de casques et s'apprêtent à quitter les salles claires et ouvertes sur le paysage pour s'engouffrer dans la découverte du fond.

Sous la conduite de la souris experte, et de sa nouvelle amie qui comme nous va candidement à la découverte de l'univers du mineur, nous arrivons dans un grand volume assez sombre et fermé. Nous marchons sur une immense carte routière, à très grande échelle. Maintenant familiarisés avec les prénoms des mines, nous y retrouvons comme de vieilles connaissances " Alex ", " Théodore ", " Ungersheim " et les autres. Habitués des cartes routières, nous évaluons les distances. Nous sommes passés du paysage réel révélé par le panorama des étages supérieurs à cette vision plate et bien pratique du paysage qu'est la carte.
Métamorphose : la pièce s'envahit de bleu et le sol se dérobe sous la carte. La mer envahit le fossé entre Vosges et Forêt Noire, s'évapore par cycles, se réduit à une lagune dans laquelle se déposent alternativement le sel et la potasse. Eh oui, nous dit Blanche Neige, c'était une lagune au bord de laquelle paissaient les dinosaures, sous les cocotiers, là où l'on cultive maintenant les vignes. Là s'est constitué, par évaporations successives de la mer, ce gisement d'or rose, le plus important du monde lorsqu'on le repéra en 1904.

 


Figure 7 : dans la salle des cartes, qui superpose l'au-dessus et l'en dessous du sol, avec la restitution animée de la formation du bassin potassique et de l'exploitation minière

1904, nous y sommes déjà : les puits sont foncés (creusés) les uns après les autres et atteignent l'épiderme de la couche rose. La ville souterraine se construit : des milliers de kilomètres de voies et galeries se tissent dans le sous-sol, l'explorent, en évacuent le minerai.
On l'a compris : ce projet permet la superposition de l'au-dessus du sol et de l'en-dessous du sol, en faisant comprendre comment le gisement s'est formé et comment l'exploitation s'est développée, par séquences de dix ans. Ce projet réunit des performances techniques - la dalle de verre qui supporte la carte sur laquelle on marche, et sous laquelle se déroule l'histoire-, des performances documentaires puisque l'on a traité des millions d'informations afin de donner l'image la plus précise possible de la dynamique de l'exploitation.
A ce moment là, nous avons pris la mesure de l'immensité de la ville souterraine, qui nous apparaît maintenant comme un continent englouti.
Mais nos sympathiques accompagnatrices nous hâtent. Le moment de la cordée, de la descente des mineurs et de leurs accompagnateurs visiteurs, est proche. L'ingénieur nous reçoit, nous explique le trajet que nous allons faire, à travers une mine qui n'est plus en exploitation. Des mineurs y travaillent toujours pour maintenir les installations en état et préparer la fermeture, mais l'extraction du minerai a été accidentellement arrêtée plus tôt que prévu. Nous visiterons donc un fond qui est en partie en activité, en partie déjà immobilisé, les machines inertes en attente de fossilisation.


Figure 8 : dans l'aménagement du parcours, les visiteurs découvraient la même scène que celle que nous avons vécue bien des fois lors de nos descentes au fond pour les tournages ; debout, l'ingénieur Marc Saunier prépare le parcours. Assis, Henri Skubiscewski, Bruno Cohen le talentueux scénographe, René Gless, chef de quartier.

Ces explications à peine données, nous passons au vestiaire, à la lampisterie, et nous voilà dans la cage ! C'est le début d'un troisième acte de la visite, qui se déroule sur les 500 mètres de plan incliné d'une rampe qui chemine dans l'obscurité. De place en place, la rampe pénètre dans des cubes de trois mètres de côté, porteurs d'images animées sur plusieurs de leurs faces internes.

 
Figure 9 : deux des 7 cubes d'images animées restituant des instants de la vie au fond

Ce dispositif permet de placer le visiteur au coeur de l'action minière. La dimension du cube, la simultanéité d'actions différentes d'un écran à l'autre, retracent avec précision les conditions du fond : l'encombrement de la galerie, la dimension des machines. La vie au fond a été découpée en huit instants significatifs, retraçant bien les types de travaux miniers, les variations de milieux - roches et températures différentes par exemple -, les sensations qui peuvent devenir oppressantes lorsque l'on chemine dans une vielle galerie où les pressions du terrain s'exercent de toutes parts.
Le dernier cube d'images est dédié au travail emblématique de la mine : l'extraction de la potasse par la haveuse. Cet immense chariot équipé de grandes fraises vient racler sur quatre mètres de hauteur l'épaisseur de la couche de potasse. A mesure qu'il avance dans la couche de potasse et la vide de son contenu, une file de soutènements avance pour soutenir le toit de la galerie au-dessus de la zone de travail, retardant l'effondrement de son immense masse rocheuse.

Figure 10 : la séquence du foudroyage. Cette vue ne rend compte que de la dimension de la scène, l'ambiance réelle de souffle bruyant et de prjection de blocs de potasse ne pouvant être rendue par la photographie.

Cet effondrement, contrôlé voire provoqué par le mineur, dégage un vent violent charriant roches et poussières. C'est dans ce foudroyage final, où virevoltent les objets de la vie quotidienne du mineur avant de se sédimenter, que la terre se referme. Fin des mines de potasse d'Alsace sur cette obscurité renfermant d'improbables fossiles.
Des flashes de lumière successifs nous ramènent au jour. Dans ce ciel bleu, les cigognes qui furent l'enseigne mondialement connue de la potasse d'Alsace, retrouvent leur liberté. Les visiteurs sont à nouveau au jour, au clair de la mine et découvrent alors la galerie des machines.


Figure 11 : à l'issue du parcours, les visiteurs débouchent stupéfaits dans la taille, avec ses soutènements et sa haveuse à taille intégrale, remontée du fond de la mine et superbement restaurée par le Groupe Rodolphe et des mineurs détachés par les Mines de potasse d'Alsace.

Les monstres mécaniques rencontrés tout au long du parcours sont là, remontés du fond, restaurés par des mineurs bénévoles et passionnés. Les héros de l'aventure minière vivent toujours, autrement... c'est ce que j'écrivais dans le dossier de presse de l'ouverture du parcours en 2004. Mais dès 2006, je dus suspendre l'ouverture du parcours compte tenu des difficultés de fonctionnement de l'Ecomusée d'Alsace. A en lire la presse régionale, il paraît douteux que cet équipement tout neuf soit mis à la disposition du public dans les années prochaines, la légitimité du patrimoine industriel étant une fois de plus mise en cause.

Marc GRODWOHL
Février 2007